Part de l'art


Casanova, Olivier Christinat

Le portrait photographique est-il un art ?

"Parmi toutes les pratiques photographiques, le portrait n’est-il pas celle qui représente le pire de ce contre quoi l’art contemporain a dû se battre : la croyance perceptive, l’illusion de la ressemblance, l’effet de réel, la confusion des apparences empiriques avec la vérité artistique ? Qui oserait nier que l’histoire de la modernité artistique a été largement celle d’une volonté farouche de se libérer des pièges de l’imitation, du semblant, du simulacre – bref, de l’image. À tel point que rétrospectivement cette histoire (disons du cubisme au minimalisme) peut se lire comme une déconstruction critique de nos manières de voir spontanées et des croyances qui informent ces manières de voir. Est-ce que l’art photographique ne devrait pas lutter avec d’autant plus d’intransigeance contre ces mêmes illusions que, sur le plan du dispositif technique et de l’usage social commun, la photographie est un de leurs effets en même temps, qu’elle ne cesse de les renforcer ? Il semblerait donc que la photographie ne puisse rejoindre la grande aventure de l’art présent qu’au prix d’une déconstruction de ses propres fondements technico-idéologiques. Bref, genre majeur des usages naïfs de la photographie et des fausses croyances qui régissent ces usages, le genre du portrait semble être définitivement compromis, sauf à se penser comme déconstruction métaphotographique de ses propres présupposés.
  
"Fernando Arrabal" par Roman Cieslewicz
Fernando Arrabal, Roman Cieslewicz
Pour Jean-Marie Schaeffer ces a priori s’inscrivent dans une théorie de l’art – au-delà, une vision du monde – qui effectivement ne peut penser la photographie comme art spécifique mais uniquement comme forme déchue de la peinture. Il peut donc être intéressant d’inverser la perspective, c’est-à-dire d’envisager les choses du point de vue de la photographie : si le portrait photographique ne trouve pas sa place dans la théorie de l’art en question et dans la vision du monde qui en forme l’arrière-fond, c’est peut-être tout simplement parce qu’il constitue un démenti en acte des présupposés fondamentaux de cette théorie et qu’il met en œuvre une vision de l’homme radicalement différente.
  

Sans titre, Isabelle Waternaux


Zoé Whittier de Lisle (sculpteur) et sa carpe, Despatin et Gobeli

Nous sommes les héritiers d’une époque où l’on avait tendance à insister sur la nécessaire autonomie de l’art par rapport aux activités humaines non artistiques, donc à postuler une insularité ontologique des œuvres et un auto-développement historique des pratiques. La photographie n’a jamais réussi à s’intégrer dans une telle vision des choses : son statut esthétique a toujours été impur. C’est que, comme le montre le cas du portrait, il a été jusqu’à ce jour rigoureusement impossible de tracer une ligne de frontière nette entre ses usages fonctionnels et ses usages intentionnellement artistiques et esthétiques. D’autre part, et ceci est une conséquence de cela, malgré toutes les tentatives rétrospectives faites en ce sens, personne n’a jamais réussi à constituer l’histoire de l’art photographique en une histoire autonome, c’est-à-dire à évolution purement interne. En fait, évolution des techniques mise à part, l’idée même d’une histoire évolutive ne s’applique guère à l’art photographique. Ceci vaut de manière exemplaire pour le portrait : si on met à part l’évolution purement technique du médium, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que les portraits semblent tous essentiellement contemporains les uns des autres. Concrètement : bien que les portraits de Portraits, singulier pluriel soient sans l’ombre d’un doute "de notre temps", ils n’en sont pas pour autant plus "modernes" que ceux de Nadar par exemple. Bien sûr, l’histoire du portrait photographique a connu des innovations formelles (il suffit de penser à l’usage du flou par les pictorialistes, au cadre-coupe des constructivistes, aux prises de vue plongeantes ou montantes, aux déformations optiques d’un Kertész ou d’un Bill Brandt…) ; elle a aussi au fil du temps conquis de nouveaux territoires référentiels (notamment celui du détail anatomique, de l’objet partiel, ou encore de la représentation du cadavre). Mais, d’une part, ces innovations sont fort peu nombreuses lorsqu’on les compare avec les bouleversements successifs que la peinture a connus pendant les mêmes décennies. D’autre part, – et c’est sans doute le point le plus important –, alors que les innovations picturales correspondent à autant de ruptures dans une historie à forte composante téléologique (le but étant celui d’une quête d’essence de la peinture d’abord, de l’"art" ensuite), dans le cas du portrait photographique, les innovations successives n’ont jamais pris la place des pratiques antérieures : elles ont tout simplement élargi le champ des possibles.
   

Corps froissé, Olivier Christinat
L’histoire du portrait photographique a toujours procédé par accumulations plutôt que par ruptures : c’est pour cela que toute pratique passée est en même temps une virtualité présente.
     
Jean-Marie Schaeffer
Extrait du catalogue de l’exposition
Portraits, singulier pluriel
Edition Mazan/Bibliothèque nationale de France – 1997