Estampes ![]() En 1972, Flanagan a gravé à leau-forte une importante galerie de portraits dont les modèles ne sont autres que des membres de sa famille ou des amis de passage. Certains de ces personnages sont célèbres, comme Lawrence Weiner, Richard Hamilton ou Gilbert et George, mais la plupart demeurent inconnus et attestent du caractère intime et privé de cette série de travaux, non sans quelque rapport avec les photos de famille. Flanagan raconte quil gravait ces portraits sur le vif, chez lui, pendant que les autres parlaient. On serait tenté de rattacher ce goût du portrait à une lointaine tradition doutre-Manche qui, remontant à Van Dyck, Reynolds et Gainsborough, sest maintenue contre les vents et marées de lavant-garde, comme en témoignent à des degrés divers les uvres de Bacon, Freud, Hockney ou Gilbert et George. Mais linsularité artistique de lAngleterre ne saurait épuiser le cas dun Flanagan dont luvre, si lon tient absolument à raisonner en terme de géographie culturelle, est fortement ancrée dans le particularisme du pays de Galle et des régions celtiques du Royaume-Uni. Ces gravures décevront ceux qui voudraient retrouver en elles la fantaisie du sculpteur, son art de jucher un éléphant sur une enclume ou de faire danser des lièvres. Par rapport à cet art du coq-à-lâne visuel qui a fait la notoriété de Flanagan, elles sembleront terriblement sérieuses (à lexception toutefois de certaines dentre elles, qui ne sont pas forcément les plus intéressantes). La gravure de Flanagan est fondée sur lobservation, non sur limagination. Flanagan observe la forme : la forme du nez dun homme, de la bouche dune femme, du crâne dun bébé ou du manche dun râteau pendu dans la remise. Cette forme est un comportement : de toutes les choses que dessine Flanagan, humains, animaux ou même objets inertes, on peut dire ce quil a dit des lièvres : "ces quadrupèdes font tout le temps quelque chose, un sport ou un autre." De la même façon, les nez, les lèvres, les oreilles, le pied dun fauteuil ou le mât dun bateau semblent toujours "faire quelque chose" dans la gravure de Flanagan, et échapper à linertie fatidique qui guette toute représentation, portée quest cette dernière à figer le mouvement dans lespace. Aussi "réaliste" que soit la gravure de Flanagan, étrangère à lunivers excentrique et ludique de sa sculpture, elle rejoint cette dernière sur un point essentiel : le dynamisme. La gravure de Flanagan est laventure dune ligne, dune ligne simple, ondoyante et continue. Dune ligne qui, pour détourer et circonscrire les formes dans lespace de la feuille, à la façon de la ligne-frontière des sculpteurs, nen constitue pas moins une ligne-trajet, une ligne nomade qui transcrit un parcours comme la "partition de ballet" gravée par Calder autant quelle représente un sujet. Poursuivant par dautres moyens que la sculpture lexercice du même dynamisme, cette gravure explore le visage du modèle ride par ride, poil par poil. Lesprit de ces eaux-fortes se rattache à une fonction traditionnelle de la gravure, tendant vers lanalyse méthodique des apparences, par les moyens du trait et du noir et blanc. Il nest pas indifférent que Flanagan ait débuté leau-forte en copiant des gravures de Rembrandt. Si Flanagan semble écarter la fantaisie de ses gravures, cest pour la loger dans la ligne seule. On a parlé de "ligne dhumeur" à propos dAndré Masson : il faudrait dire ici "ligne dhumour". Dans la ligne de Flanagan, la main semble livrée à elle-même, canalisée seulement par lexigence de figuration, rattrapée in extremis dans son vagabondage par la nécessité du sujet. Lhumour naît de ce mariage impossible entre la représentation et la divagation. À tout moment, la ligne est en passe de ségarer, ségare effectivement dans des échappées qui prennent la forme de boucles, de spirales, dincongruités graphiques. "Si on rit en voyant mes uvres, je mestime flatté et même comblé." La ligne de Flanagan est un dessin animé. Emmanuel
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