Tout
le corps devient visage

Je revendique le fait que mes photographies sont des "portraits-nus"
- jinsiste sur le trait dunion. Il y a de la nudité dans mon traitement du
portrait, même lorsque le modèle pose habillé. Le dispositif lui aussi est nu :
même lorsque la technique est sophistiquée, et conduit à un apport de lumière
artificielle par exemple, je tiens à ce que cette technique soit transparente,
quelle sefface et atteigne le dépouillement, la sobriété. Il y a en anglais
deux mots pour traduire le mot français "nu": naked et
nude. Je me range délibérément du côté du naked portrait, et non
du côté du nude qui serait une référence directe à lacadémisme, au
goût convenu et décadent dune époque, parce que je pense quil y a un peu de
vérité qui apparaît grâce à cette seule sobriété. Bacon parlait du risque de
laisser transpirer des anecdotes dans le portrait. Je me méfie aussi des anecdotes et des
effets. Lauteur est celui qui ôte.
Mon projet est dentrer dans une relation duelle et de garder quelque chose de cette
expérience déchange des regards, grâce à une sorte danonymat de la
rencontre qui peut prendre deux formes : lentremise dun journal (je passe
des annonces dans la presse, des modèles se portent volontaires), ou bien
lentremise dun tiers. Dans tous les cas, les procédures de rencontre entre le
modèle et moi font que le modèle est toujours une personne curieuse de découvrir ce que
sera son image en photographie. Chacun de nous deux joue son rôle : le modèle, pour
sa part, est prêt à exhiber une partie de son intimité ; et, pour ma part, je dois
jouer mon rôle de photographe, donc "curieux", sans tomber dans la
vulgarité. Le modèle moffre un peu la part littéraire de sa propre existence.
Quand cette part coïncide avec la mienne, alors il y a de la fiction qui devient
réalité. Il y a chez ces modèles très majoritairement féminins une dimension
frictionnelle, romanesque -, un "cinéma" dirait un psychanalyste.
Dautre part, dans la réalisation du portrait, il y a toujours un échange
dargent : largent est soit dans la couche sensible de la photographie que
je donne au modèle en échange du temps quil ma accordé, soit celui que je
donne sur la base dun tarif horaire. Donc il y a bien transaction et compensation du
don de soi avec de largent. La plupart du temps, je fais un portrait où tout le
corps devient visage. Je photographie les modèles chez eux. Comme, dans la plupart des
cas, je ne connais ni le modèle ni les lieux, je dois tout inventer sur place. Je demande
au modèle de choisir lui-même la pièce, le lieu quil ou elle préfère dans son
intérieur. Puis le modèle se place, dans un coin du canapé par exemple. Une femme a ses
repères pour lire ou regarder la télévision. Cest son lieu intime qui
lhabille, telle une seconde peau. Cest ensuite à moi de me placer, de trouver
la distance juste, cest-à-dire celle qui ne sera ni triviale, ni pornographique
celle qui ne me fera pas glisser dans la photo de charme, ni la photo coquine,
toutes sortes de déviations qui empêcheraient le portrait de se faire.
Il me plairait que le portrait soit théâtral. Je me place à la bonne hauteur, je mets
ma ligne dhorizon au bon endroit et fais en sorte que le modèle ne subisse pas de
déformation qui détruirait cette mise en place. Faire en sorte que le regard du modèle
ait une certaine qualité est un problème optique. Cest la très légère
contre-plongée qui savère souvent la meilleure prise de vue parce quelle
confère au modèle un regard paisible. Il ne doit pas y avoir dagression. La
photographie peut tuer. Je parlais de distance au modèle, de distance juste.
"Pas juste une image, une image juste", comme dit Jean-Luc Godard.
Je crois que trouver la distance juste, cest marquer sa distance au monde.
Lartiste est celui qui, dans son art, traduit sa distance au monde. Pour exprimer ce
que la photographie signifie pour moi, je pourrais parler daventure personnelle.
Certains font le tour du monde en cent cinq jours, certains traversent lAtlantique
à la rame, moi je mefforce dassumer un héritage. Sil est vrai que les
artistes se reconnaissent à leurs filiations, les miennes sont claires :
jaccepte dassumer la filiation de gens comme August Sander et le
phychopathologique de Arbus. Sil y a une place qui est exactement au centre,
cest peut-être la mienne ce que je voulais dire quand je parlais de juste
distance au monde. Mon travail est un discours esthétique en acte. Il me permet notamment
de prendre part aux débats esthétiques classiques, et de proposer une réponse à
certaines questions, comme celle du beau naturel.
Mon travail présente clairement, je crois, des ensembles constitués, finalisés par une
certaine logique. Chaque série est une sorte daventure qui engendre sa propre
clôture. Lidéal que je poursuis, cest que chaque série traite une question
photographique de manière à ce que la clôture dune série mette fin au travail
sur une question tout en annonçant une autre question, reprise par la série suivante.
Telle est selon moi la logique dune uvre.
Lorsque, dans Unes-nues, je photographiais des jeunes filles en rupture sociale,
familiale, scolaire, dans le cadre dun travail de commande avec une chambre de
commerce, janticipais de plus de dix ans ce que lon appelle aujourdhui
la "fracture sociale". La photographie, dégagée de laspect
documentaire, montre cette béance qui est celle des artistes attentifs au monde. Je me
dégage du propos documentaire, je pense que le nombre fait concept. Dans Nues, je
renversais le titre Unes. Les plus nues ne sont pas celles quon croit. Dans Du
portrait, jélargis mon travail de portraitiste aux hommes, aux enfants et aux
couples. Je travaille également sur les proportions du format. Le format carré
m'intéresse parce que le carré est un ring, un espace très tendu. Si jai parlé
de clôture, de séries qui senclenchent et senchaînent les unes aux
autres, cest aussi parce que mon prochain travail, sur un jardin, traite en
définitive de la clôture. En somme, jai franchi la clôture, puisque cest la
clôture qui fait le jardin. Cest aussi une manière de rejoindre le Paradis dont
nous avons été chassés. Franchir la clôture
Jean Rault,
avril 1997
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