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Extrait

Renart et Tiécelin le corbeau

Roman de Renart

Entre deux collines, dans une plaine,
juste au pied d'une montagne,
à droite, en amont d'une rivière,
Renart vit un endroit délicieux
et fort peu fréquenté
où se dressait un hêtre.
[Il traverse la rivière pour aller tout droit
au pied de l'arbre ;]
Il en a fait le tour
puis s'est couché sur l'herbe fraîche,
il s'y prélasse, s'étire :
le voilà descendu dans une bonne auberge !
Il n'a nulle envie d'en changer
pourvu qu'il y trouve de quoi manger.
Cette halte le comble de joie,
au contraire, Tiécelin le corbeau,
qui n'avait rien mangé de la journée,
ne se souciait pas de flâner.
La nécessité lui a fait quitter le bois
et, fendant les airs, il est venu à un enclos
discrètement, en tapinois,
impatient de passer à l'attaque.
Il vit des fromages, un millier,
qu'on avait mis à sécher au soleil.
la femme chargée de les garder
était entrée
chez elle.
Tiécelin, quand il découvre
cette aubaine, s'élance.
Il en a pris un : pour le lui reprendre
la vieille se précipite au milieu de la rue.
Elle voit Tiécelin et lui jette
des cailloux et des pierres tout en criant :
« Voyou, tu ne l'emporteras pas en Paradis ! »
Tiécelin la voit dans tous ses états :
« La vieille, réplique-t-il, si l'on en parle,
tu pourras dire que je l'emporte,
à bon droit ou non.
J'ai eu tout le temps de le prendre :
mauvaise garde nourrit le loup.
Surveillez mieux les autres.
Quant à celui-ci, vous ne le reverrez plus :
je vais plutôt en blanchir mes moustaches
avec entrain et allégresse.
J'ai couru le risque de le prendre
en le voyant tendre,
crémeux, parfumé.
Voilà ce que j'ai obtenu de votre amitié.
Si je parviens à le transporter jusqu'à mon nid,
je le mangerai tout à mon aise
ou cuit à l'eau ou bien rôti.
Maintenant, rentrez chez vous car je m'en vais. »
Alors il s'en retourne et va directement
à l'endroit où se trouvait Renart.
Un véritable rendez-vous,
Renart en bas et l'autre au-dessus,
avec cependant cette différence
que l'un s'empiffre et que l'autre bâille de faim.
Dans le fromage fait à cour,
Tiécelin frappe à grands coups de bec
tant et si bien qu'il l'entame.
Il en a mangé, malgré la dame
qui lui a lancé tant d'injures quand il s'en empara,
la partie la plus crémeuse et la plus tendre.
Il frappe à coups redoublés,
sans se rendre compte qu'il en a fait tomber
un petit bout à terre,
devant Renart, qui l'a vu.
Celui-ci, quand il a reconnu l'animal,
hoche la tête
puis se redresse pour mieux voir :
il découvre, tout en haut, Tiécelin,
son compère de longue date
avec le bon fromage entre ses pattes.
Amical, il l'appela :
« Par tous les saints du ciel, que vois-je là-bas ?
Est-ce vous, noble compère ?
Que repose en paix l'âme de votre père,
sire Rohart qui savait si bien chanter !
Plus d'une fois, je l'ai entendu proclamer
le meilleur chanteur de France.
Vous-même, lorsque vous étiez petit,
vous aviez l'habitude de vous exercer laborieusement.
Vous en reste-t-il quelque chose ?
Chantez-moi une ritournelle ! »
Tiécelin, ainsi encensé,
ouvre le bec et lance un cri.
Renart lui dit : « Fort bien :
vous avez fait des progrès,
mais si vous le vouliez,
vous pourriez atteindre l'octave supérieure. »
L'autre, qui se pique de bien chanter,
recommence à crier :
« Mon Dieu, s'émerveille Renart, comme votre voix devient claire,
Comme elle devient pure !
Si vous renonciez à manger des noix,
vous chanteriez le mieux du monde.
Chantez donc une troisième fois ! »
L'autre s'époumone
et, tout à son effort, il ne s'aperçoit pas
que sa patte droite se desserre.
Et le fromage de tomber à terre
tout juste aux pieds de Renart.
Le coquin, dévoré
par la gourmandise,
se garda bien d'y toucher
car, en outre, s'il en la possibilité
il a l'intention de s'emparer de Tiécelin.
Il a donc le fromage sous le nez.
Il se soulève, tant bien que mal,
il avance sa patte qui boite,
la peau toujours en lambeaux.
[- Ce sont la patte et le pied
que le piège a estropiés -]
Il désire que Tiécelin voie tout cela.
« Ah ! Dieu, se plaint-il, que ma part de bonheur
fut mince en cette vie !
Que faire, sainte Marie ?
Ce fromage sent si fort,
il empeste tellement qu'il m'aura bientôt tué.
Ce qui me tourmente le plus,
c'est que le fromage n'est pas recommandé pour les blessures
[Je n'en ai aucune envie,
car la faculté me l'interdit.
Ah ! Tiécelin, par pitié, descendez !
Délivrez-moi de cette calamité !
En vérité, jamais je n'aurais fait appel à vos services
si je ne m'étais malencontreusement cassé la jambe
l'autre jour, dans un piège.
C'est un malheur
auquel je n'ai pu échapper.
Maintenant, je dois prendre du repos,
appliquer et étendre des emplâtres
jusqu'à réduction de la fracture. »]
Ses larmes et ses prières
ont convaincu Tiécelin
qui descend de son arbre
mais son bond risque de lui coûter cher,
si Renart peut l'attraper.
Tiécelin n'ose s'approcher ;
aussi, le voyant plein d'appréhension,
Renart se mit-il à le rassurer :
« Par Dieu, dit-il, rapprochez-vous donc !
Quel mal peut vous faire un blessé ? »
Renart se tourna de son côté.
L'étourdi, trop confiant,
ne le vit même pas bondir.
L'autre comptait l'attraper, mais il le rata :
quatre grandes plumes seulement
lui restèrent entre les dents.
[Tiécelin s'écarte, bouleversé
par tant d'ingratitude.
Il regarde avec attention tout autour de lui.
« Ah ! Dieu, dit-il, comme j'ai manqué
de vigilance aujourd'hui !
Je n'imaginais pas que je serais victime
de ce salaud de rouquin, de cet estropié
qui m'a arraché quatre plumes
à l'aile droite et à la queue.
Sa place est en enfer :
oui, vraiment, c'est un fourbe, un traître,
j'en ai maintenant la preuve. »]
Tiécelin est alors dans une rage folle :
lorsque Renart veut se justifier,
il l'interrompt,
peu disposé à entendre sa défense
et il lui dit : « Gardez le fromage !
C'est le seul bien que vous aurez de nous aujourd'hui.
J'ai été bien fou de vous croire
en vous voyant boiter. »
Aux propos grondeurs de Tiécelin,
Renart s'abstint de répondre un seul mot.
Il s'est bien vite consolé de sa déconvenue
en mangeant tout le fromage.
Il regrette seulement d'en avoir si peu,
c'est le meilleur des remèdes.
Le déjeuner terminé,
il trouva que depuis sa naissance
il n'avait jamais, dans aucun pays,
mangé un fromage de cette qualité
et sa plaie ne s'en est pas portée plus mal pour autant.
Sur ce, il s'en va sans ajouter un mot.

Le Roman de Renart, texte établi et traduit par Jean Dufournet et Andrée Méline, Paris : GF-Flammarion, 1985, tome 1, p. 251-261.
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