La signification d'un tel schéma
 

Quelle pouvait être la fonction et la signification d'un tel schéma, à la fois au sein d'un traité destiné avant tout à la méditation, et de façon plus générale, à l'intérieur du système de pensée de son auteur ?
Pour Hugues de Saint-Victor, qui est un "maître" parmi les plus célèbres de son époque, le dessin a d'abord fonction pédagogique. La représentation du monde est là pour montrer, donner à voir, matérialiser aux regards, un enseignement. Comme se plaît à le rappeler le père de Lubac, Hugues est un visuel, qui aime voir et parler aux yeux et pour cela n'hésite pas à recourir aux représentations nécessaires à la connaissance. Démarche d'un maître, à la fois pour clarifier son propre enseignement, en même temps qu'aider le disciple à apprendre, à comprendre, à mémoriser, et à pénétrer plus avant.
   

 

 

 

 

 

Mémoriser


Tout l'enseignement médiéval est fondé sur la mémoire. Une mémoire qu'il convient d'entretenir par la répétition et par la vue.
Déjà, dans une autre Mappemonde qui accompagne sa Chronique, Hugues de Saint-Victor avait conçu une disposition en colonnes, associée dans certains manuscrits à l'usage de la polychromie, afin d'exercer la mémoire, de l'aiguiser par la vue en suscitant des associations. La mémoire, sollicitée par les sens, est en effet indispensable à la formation de l'imaginatio, première étape de la cognitio.
L'image est là pour mémoriser un enseignement, pour aider à apprendre, à comprendre. Les mappemondes, celles de Hugues et d'autres encore, se veulent des "lieux" de mémoire où se trouve rassemblé tout ce qu'il convient de savoir et dont il faut se souvenir. C'est pourquoi l'on y trouve, résumés visuellement, quelques-uns des thèmes chers au maître de Saint-Victor qui étaient alors sujets de discussions, de controverses, voire de polémiques.

Interpréter


Ainsi, l'on peut lire sur la mappemonde, à l'encontre de certains, que l'Enfer comme le Paradis sont des réalités localisables s'inscrivant dans le cadre d'une géographie de l'au-delà qui prolonge en quelque sorte celle d'ici-bas ; intégrés à un même cosmos, à une même histoire.
De même, en rupture avec l'interprétation allégorique augustinienne héritée de l'école d'Alexandrie, les six jours de la création représentés chacun de façon autonome par les six petites roues alignées ici de haut en bas, sont considérés être des jours réels de vingt-quatre heures et non des jours idéaux, durant lesquels Dieu organisa le cosmos opérant la mise en œuvre du monde à partir de la matière créée ex nihilo.
  

 

Faire comprendre


C'est à dessein que Hugues fait visuellement coïncider la création d'Adam et le Paradis à l'orient, à l'avant de l'arche, tandis qu'entre le commencement du monde et sa fin, le Jugement dernier, à l'extrême occident, se déroulent deux espaces superposés : celui de la mappemonde et celui de l'arche, l'Église. Il rend ainsi manifeste à la fois que cette histoire inaugurée aux premiers jours du monde se poursuit inexorablement de l'orient vers l'occident jusqu'à son terme – histoire double comme l'espace qui l'enferme, histoire d'un drame, d'un exil, en même temps qu'histoire du salut. D'autre part que espace et temps sont indissociablement liés : "la succession des événements de l'histoire montre que l'ordre de l'espace et l'ordre du temps coïncident à peu près complètement."
C'est dans l'espace terrestre circonscrit par la mappemonde que se sont succédé le temps de la "loi naturelle", celui de la "loi écrite", et que se déroule maintenant le "temps de la grâce" ; ce même espace dans lequel, analogiquement aux six premiers jours, se sont succédé les six âges du monde.

Comme le temps, dont il est le support, l'espace est dirigé de l'orient vers l'occident, ponctué de repères que sont "les lieux, les montagnes, les fleuves, les châteaux, les places fortes, là où le Seigneur a voulu que certains événements arrivent, et qui en eux-mêmes sont devenus signifiants" :

La Providence divine, en faisant que les événements qui à l'origine du temps se passaient à l'Orient, aient pour lieu en quelque sorte le début de l'espace, tandis que le centre des choses se déplaçait ensuite vers l'Occident à mesure que le temps s'écoulait vers son terme, a voulu nous amener à comprendre que la fin de notre âge est proche puisque la marche de l'histoire a déjà atteint l'extrémité de l'espace.

 

La marche conjointe de l'espace et du temps


C'est en Orient dans le jardin d'Éden que le premier homme fut placé dès sa création et c'est de ce point originel que sa postérité doit recouvrir la terre. De même, après le Déluge, c'est en orient que naquirent les empires, c'est là que fut le centre du monde avec les Assyriens, les Chaldéens, les Mèdes ; puis il se déplaça vers la Grèce, avant que la puissance suprême ne descende ensuite vers la fin du temps jusqu'en Occident, chez les Romains qui habitent en quelque sorte à l'extrémité du monde. Ainsi, tandis que l'enchaînement des événements majeurs descendait en droite ligne de l'Orient à l'Occident, ce qui se passe à droite et à gauche, c'est-à-dire du côté de l'aquilon et du côté de l'auster, correspond à des significations si précises que tout homme qui y réfléchit sérieusement ne peut discuter que les choses ne soient ainsi disposées en fonction du plan divin. En quelques mots, par rapport à Jérusalem, l'Égypte est au sud, Babylone au nord. L'Égypte veut dire "ténèbres" et le vent du sud est chaud, l'Égypte désigne donc ce monde plongé dans les ténèbres de l'ignorance et dans la chaleur du désir charnel. Babylone veut dire "confusion" et signifie l'Enfer où règnent le désordre et le froid éternel.
   
 

Vers une nouvelle intelligence du monde


Ainsi, la mappemonde, théâtre des royaumes du monde, est là pour dévoiler le plan de Dieu ; signifier que le monde qui est né, a grandi, touche désormais à sa fin ; que le temps du Jugement est proche. Elle est mémoire, mémoire du temps passé et de celui à venir.
Mais, si la connaissance des événements et des lieux qui en furent le théâtre est le fondement du savoir qu'il convient de se mettre en mémoire, elle doit aussi servir de support, d'étape à un autre niveau d'intelligence du monde.
En effet, profondément imprégné de la pensée du Pseudo-Denys et de Jean Scot, Hugues sait qu'il subsiste une identité substantielle, une union intime entre le Tout-Puissant et sa créature, qui permet de discerner Dieu en avançant peu à peu, selon la parole de saint Paul, "du visible vers l'invisible".
Si le temps et l'espace sur lequel il se déroule dévoilent le plan de la Providence divine et annoncent l'imminence du Jugement, l'image de la terre inscrite dans une représentation cosmique, tenue dans les bras du Tout-Puissant, cette image du monde qu'elle soit représentée dans un livre, sur les murs d'un cloître ou sur un pavement, est là non seulement pour enseigner, pour rappeler, mais encore pour "élucider", pour, au-delà de la vision du monde, en rendre visible la structure harmonique, pour transposer, en formes simples la réalité substantielle et ainsi servir de guide à la méditation.

 

 

 

L'image se veut dévoilement et révélation


Au-delà de la perception directe et immédiate, l'image fonctionne comme un "crible", servant à décanter à l'intérieur de la mécanique de l'univers tout ce qui en fait la beauté, l'harmonie, pour décrypter, à travers elle, la Sagesse qui a présidé à son élaboration. Car si le Verbe est lui-même invisible – comme la Figure en majesté voilée par les séraphins –, son œuvre en revanche est perceptible et, à travers elle, Celui qui en est l'auteur. L'image médiévale se veut dévoilement et révélation.
Dévoilement de la Puissance divine "à travers la longueur, la largeur, la profondeur de l'espace", "à travers la masse des montagnes, la longueur des fleuves, l'étendue des champs, la hauteur du ciel, la profondeur de l'abîme".
Dévoilement plus encore de la Sagesse à travers la beauté. Pour Hugues : "Tout l'univers sensible est un grand livre tracé par le doigt de Dieu, c'est-à-dire créé par la "vertu" divine et chaque créature est comme une "figure", non pas produit du désir humain, mais fruit du vouloir divin chargé de manifester la Sagesse invisible de Dieu."
Cette "Sagesse" n'est autre que la grande "Figure en majesté" tenant dans ses bras le monde enserré. Figure unique, stable, immuable et éternelle, opposée au nombre, variable et transitoire. Illumination créatrice, vers laquelle de degré en degré tend le regard des anges : "Elle dont tout procède et en qui tout se résout ; qui contient tout et connaît tout", et dont "la puissance est le principe même de la justice" (Sag., XII, 16).
La "Figure en majesté" préside aussi au Jugement, tenant dans sa main droite un phylactère sur lequel est inscrit : "Venez les Bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous est préparé depuis la création du monde" (Math., XV, 34). Dans la main gauche, elle porte un sceptre qu'elle pointe vers le bas, jusqu'au lieu où les démons se jettent au-devant des méchants qui ressuscitent pour les emporter avec eux. Aussi le sceptre porte-t-il cette inscription : "Allez Maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges." (Math., XXV, 41)
La scène de la Création à l'origine du monde s'achève dans celle du Jugement, aube d'un huitième jour éternel, prélude au "ciel nouveau", à la "terre nouvelle".

 

Un parcours initiatique


En définitive, Hugues propose à ses disciples de Saint-Victor, à tous ceux capables de "contempler sans relâche", de poser "un regard spirituel" sur le monde, moins une leçon, qu'un parcours initiatique.
Partant d'un point central, le dessin se présente comme une lente ascension degré par degré, minutieusement décrite, depuis le monde des réalités sensibles jusqu'à celui des réalités intelligibles, remontant progressivement des œuvres de la création représentées par les cercles concentriques du cosmos jusqu'à la "Sagesse" divine. Tandis que le long des douze échelles qui relient quatre par quatre les trois étages de l'arche s'échelonnent les représentations des vertus, depuis la base jusqu'au sommet où se tient l'Agneau.
Double ascension qui n'est rien d'autre, dans la pensée de Hugues de Saint-Victor, que le double mouvement qui doit permettre à l'homme de retrouver, par la contemplation des œuvres divines, l'image perdue du Créateur, en même temps que l'exercice ascétique et la pratique des vertus doivent lui permettre de restaurer en lui l'image de Dieu. Double mouvement d'ascension et de contemplation, dans lequel l'esthétique joue un rôle fondamental.