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par Marie-Madeleine Mervant-Roux
À l’intérieur du parcours consacré aux façons non académiques de faire entendre la langue française sur scène dans la seconde moitié du XXe siècle, une place de premier plan a été donnée à l’accent, sujet extrêmement sensible parce qu’il traduit et éclaire la relation ambivalente du théâtre à la langue : diffuser la norme, se jouer de la norme.
L'évolution de la relation du théâtre français aux accents s'inscrit dans la définition de la scène moderne. Certains phénomènes se sont amorcés au début du XXe siècle avec l’arrivée de voix étrangères (russes ou roumaines, par exemple), suscitant l’ironie des puristes alors que leur force expressive contribuait à renouveler le répertoire dramatique et poétique. La seconde moitié du siècle voit un développement remarquable de cette tension entre norme et réinvention.
Qu’est-ce que l’accent ? Une certaine « [m]anière particulière de placer l'accent » [sur les syllabes prononcées], et « par extension, [l’]ensemble des traits de prononciation qui s'écartent de la prononciation considérée comme normale et révèlent l'appartenance d'une personne à un pays, une province, un milieu déterminés. » Cette double définition proposée par le TLF (Trésor de la langue française) est retravaillée par le chercheur en linguistique Philippe Boula de Mareüil, spécialiste du langage parlé et auteur de plusieurs enquêtes récentes sur le sujet : « En toute rigueur, tout le monde a un accent quand on entend par là une façon particulière de parler une langue. Le mot “accent” signifie étymologiquement “pour le chant” (ad cantum en latin), mais le plus souvent, derrière ce mot, il y a l’idée qu’on peut reconnaître d’où vient l’individu qui parle. »
Si la diction théâtrale classique, « sans accent », est socialement perçue comme un modèle, le théâtre s’affirme comme un des grands laboratoires poétiques en ce domaine : en accueillant des accents souvent réduits ailleurs à leur fonction identificatrice, ou en redéfinissant la façon de « placer l’accent ». L’articulation de ces deux pratiques a produit la « phonogénie » originale de nombre de grands comédiens.
À Marseille, je m’efforçais d’écouter les Marseillais ; je notais ce qui était éjecté sur les quais, au marché, dans les trams, partout et c’est ainsi que je fabriquais Marius et les autres.
Le théâtre de Marcel Pagnol (1895-1974) a longtemps été sous-évalué par les spécialistes parce qu’il était écrit dans une langue régionale. Celle-ci était en effet méthodiquement écoutée par l’auteur, mais elle était réinventée. « Ce travail pour se situer au plus près des intonations, des accents, des expressions du langage populaire lui vaut d’être qualifié par certains critiques d’ethnographe, qui garde en mémoire dans son œuvre un patrimoine sonore. Cette écriture faussement naturelle, au-delà de la retranscription de certains mots arrachés à la rue, relève d’une composition quasi musicale, qui en fait un chant de la parole. » (Marion Brun, « La voix dans le théâtre de Marcel Pagnol : cinéma et disque, lieux de conservation d’une parole populaire »).
Louis Jouvet, acteur et metteur en scène (1887-1951), était professeur au Conservatoire d’Art dramatique de Paris. Dans le spectacle Elvire Jouvet 40, qui reprend la transcription d’une série de cours délivrés de février à septembre 1940, on le voit donner des indications de jeu à Claudia, une élève qui travaille le rôle d’Elvire dans le Dom Juan de Molière. « Il va falloir que tu donnes le sentiment plus fort. Il y a des contrastes, des accents que tu n’as pas, que tu vas être obligée de trouver. » Si Jouvet pouvait dire de Raimu qu’il était « le plus grand acteur de notre époque », malgré le décalage entre leurs répertoires et leurs styles de jeu, c’est parce que celui-ci, disait-il, était « puissant dans le sentiment ». Le « sentiment » dont parle Jouvet n’est pas celui de l’acteur, c’est celui du texte, appréhendé comme une partition musicale, avec ses « accents » « pour le chant ». Il expliquait inlassablement à ses élèves « le rapport de la phrase, du sentiment, de la respiration » qui devait fonder la diction.
En 1911, Ferdinand Brunot, grammairien, inaugure les Archives de la parole qu’il a créées au sein de la Sorbonne avec l’aide de l’industriel Émile Pathé. Il s’agit, dans la perspective d’une histoire de la langue, d’enregistrer à l’aide de phonographes, puis d’étudier et de conserver des témoignages oraux de la langue parlée. Entre 1911 et 1914, trois cents enregistrements sont réalisés. Dans la catégorie des « locuteurs français », on trouve, d’un côté, les fruits d’une collecte ethnographique de langues et d’accents régionaux, de l’autre, les voix de personnalités (politiques, universitaires), et d’artistes (poètes et écrivains, chanteurs et acteurs).
Les acteurs et actrices enregistrés font partie de ceux que l’on considère nationalement comme des modèles de diction. Cécile Sorel, de la Comédie-Française, dit par exemple quelques vers du Misanthrope. Leur prononciation donne la norme. Le cylindre, puis le disque, vont permettre de faire entendre ce que les professeurs tentaient de décrire dans leurs ouvrages : l’expression d’un français idéal, sans accent, c’est-à-dire aussi, implicitement, le français parlé à Paris.
La prononciation des élites parisiennes a désormais gagné les classes moyennes. Elle est diffusée à travers la radio et la télévision, où l’on entend peu de journalistes ayant un accent localisable.
Pour Philipe Boula de Mareüil, les règles implicites et intériorisées pour l’interprétation du théâtre classique n’ont pas changé. Ni leur rattachement, lui aussi informulé, à la prononciation « parisienne ». Ainsi, quoique moins directement prescripteur que l’école, ou moins massivement actif que la radio et la télévision, le théâtre apparaît d’abord comme le lieu de la norme, et pas seulement lorsqu’il met en scène les classiques. Paradoxalement, la décentralisation théâtrale de l’après guerre et l’organisation de tournées ont eu pour effet de montrer partout en France le même type de spectacles et d’y faire circuler les mêmes spectacles et d’uniformiser les voix. L’origine sociale des comédiens se modifiant au fil du temps, les accents régionaux et les accents populaires se raréfient en dehors de la farce et de la comédie. À la fin du siècle, on ne les retrouve quasiment plus que dans les théâtres d’amateurs et les théâtres militants.
Souvent Patrice Chéreau a recours à des acteurs d’origine étrangère, pour leur sensibilité particulière et la manière troublante dont leur prononciation brise un discours qui pourrait être trop lisse.
Le théâtre est aussi un lieu de liberté où l’on réinvente l’accent-« accentus », parfois à partir d’accents réels. Certains écrivains, comme Pierre Guyotat, Bernard-Marie Koltès ou Valère Novarina, inscrivent dans leurs écrits les « parlures » de l’oralité, alors que l’oreille des spectateurs se modifie du fait de la plus grande circulation des spectacles en langue étrangère. Un plus grand nombre de comédiens d’origine étrangère jouent en France et en français et des metteurs en scène étrangers sont plus nombreux à monter en français des œuvres qu’ils font entendre d’une façon inédite. Dans le contexte des années 1970 et le développement multiforme d’un nouveau travail sur la matière de la langue, incluant des recherches sur le jeu baroque et une diction disparue, les accents deviennent une composante explicite de la palette interprétative – au sens où un chanteur « interprète » une chanson. Le fait qu’ils rendent quelquefois plus difficile la compréhension du texte peut apparaître comme un atout dans le combat contre une consommation somnolente du théâtre, et particulièrement du répertoire classique.