par Brian FG Katz et Sandrine Dubouilh
Si l’oreille est aussi importante que l’œil au théâtre, l’acoustique de la salle ou du lieu constitue une donnée majeure, souvent oubliée dans les études dédiées aux spectacles du passé. Cette séquence rappelle les méthodes utilisées par les chercheurs pour tenter d’entendre les théâtres disparus ou modifiés (histoire du bâtiment, étude d’archives sonores, recueil de témoignages), initie aux principes de l’acoustique des salles et suscite une réflexion sur sa prise en compte par les architectes contemporains.
En architecture, l’objectif de l’acoustique est de proposer la meilleure qualité sonore en fonction de l’usage d’une salle, ici le théâtre. Si la perception d’un son reste subjective pour chaque auditeur, la propagation de ce son est soumise à plusieurs phénomènes qui doivent être pris en compte pour offrir une bonne qualité d’écoute aux spectateurs. On parle de « son direct » pour représenter le chemin de propagation de la source sonore qui parvient directement à l’auditeur sans obstacles et sans subir de variations dues à son milieu. En salle, l’ajout de murs entraîne l’apparition de nouvelles voies de propagation de l’énergie sonore que l’on représente par les schémas ci-dessous. Ces voies correspondent à des distances différentes et à des interactions variées avec l’architecture.
Avant que l’acoustique des lieux ne soit théorisée, les Grecs ont mis en pratique leurs connaissances dès l’Antiquité. Renommé pour son excellente acoustique pour la voix parlée, le théâtre d’Épidaure en témoigne. Une source sonore peut être entendue jusqu’au dernier rang, qui se trouve à 60 m de la scène. L’acoustique y est très bonne pour la voix.
Si un plafond était ajouté au théâtre d’Épidaure, les effets sur l’écoute seraient très importants. L’intégralité de l’énergie acoustique émise par la source serait dirigée vers le public mais dispersée dans le temps. Dans ce cas, les sons réfléchis n’arriveraient pas au même moment aux oreilles des auditeurs, puisqu'ils prendraient différents chemins dans la salle, avec comme effet un son dit réverbéré. L’impact de cette réverbération sur notre perception varie en fonction du temps et du niveau de la réverbération, mais aussi de la nature du son.
Aujourd’hui, pour mesurer l’effet acoustique d’une salle, les acousticiens évaluent le temps de réverbération, qui peut varier en fonction du type de salle, de la position de la source sonore et de la position de l’auditeur.
Les formes utilisées par Mozart et Haydn dans leurs musiques de chambre et leurs musiques symphoniques sont identiques, mais les détails stylistiques variaient selon qu’ils composaient de la musique de salon, de la musique de concert ou de la musique de rue.
Lorsqu’une source sonore émet un son, elle produit un son direct et des réflexions qui sont saisies par le récepteur. C’est ce qui constitue la réponse impulsionnelle. Quand la source sonore cesse d’émettre, le son persiste et décroît, ce phénomène est appelé la réverbération.
La qualité acoustique d’une salle dépend donc du temps de réverbération qui doit être adapté en fonction de son usage (concert, théâtre, opéra, etc.). Quand la voix émettrice est au centre, on attend un temps de réverbération plus court pour que les mots restent intelligibles. Si la réverbération est trop prononcée, il est souvent nécessaire de ralentir le débit de parole pour rester compréhensible par le public dans la salle.
Depuis longtemps, les architectes théorisent dans des traités leurs connaissances pour la construction des salles de spectacle et s’efforcent de donner quelques règles et conseils pour l’acoustique. Leurs savoirs empiriques se sont principalement focalisés sur la géométrie de la salle et le choix des matériaux, cherchant à déterminer quelles formes seraient plus propices à la propagation du son, tout en évitant les échos. À la fin du XIXe siècle, Wallace Clément Sabine (1868-1919), physicien américain, posera les bases de l’acoustique architecturale en établissant une formule permettant de calculer les temps de réverbération à partir du volume de salle et des propriétés acoustiques des matériaux utilisés.Aujourd’hui les projets d’architecture sont élaborés à l’aide de logiciels de CAO (conception assistée par ordinateur). Ces logiciels permettent de les modéliser en deux dimensions (vues en plan et coupe, élévations) et en trois dimensions (perspectives extérieures et intérieures, parfois prolongées par des animations permettant de se déplacer virtuellement dans le projet). Ces modélisations sont exploitées par les différents ingénieurs et constructeurs qui interviennent dans les études, y compris par les acousticiens. À partir des documents d’architecture donnant les caractéristiques géométriques de la salle de spectacle, mais aussi les premières hypothèses de matériaux, les acousticiens mènent une étude prospective sur les qualités de la future salle, de manière à anticiper les défauts possibles et à proposer des modifications aux architectes. Cette étude peut être réalisée via des simulations numériques ou via des mesures effectuées dans des maquettes à échelle réduite, dans lesquelles les salles sont reproduites en miniature et où les fréquences de mesure sont donc en ultrasons.
Construit en 1883 par les architectes Duclo et Klein, l’Eden Théâtre est un très grand lieu de spectacle. Dès 1893, le salon indien est transformé en salle de théâtre par l’architecte Stanislas Loison. Après plusieurs fermetures, l’Eden Théâtre est démoli en 1895. À cet emplacement s’élève aujourd’hui le Théâtre de l’Athénée.
Au fil de son histoire, le théâtre de l’Athénée a connu de légères modifications. Les premières concernent sa décoration intérieure, quelques années seulement après l’ouverture de la Comédie-Parisienne. Les plans originaux montrent un parterre avec, au centre, des rangées de sièges et tout autour de petites loges.
En 1934, Louis Jouvet commande des travaux à l’entreprise Leblanc. On voit notamment dans le plan les loges entourant le parterre, qui disparaîtront ultérieurement pour permettre l’extension de rangées de sièges en ligne droite. Le dernier niveau offre un petit amphithéâtre.
En 1998, la rénovation de la salle est confiée à Paul Ravaux, qui rétablit la fosse d’orchestre et les loges du parterre, différentes des loges d’origine. Le parterre est légèrement modifié pour respecter les normes de confort d’aujourd’hui, de même que l’implantation des fauteuils sur les balcons.
Dans le cadre du projet ANR ECHO (ÉCrire une Histoire de l’Oral), les techniques de simulation numérique de point à partir de modèles virtuels ont été utilisées de manière rétrospective par les acousticiens du CNRS, pour modéliser des états antérieurs du théâtre de l’Athénée afin d’apprécier l’évolution du confort acoustique de la salle au fil de ses transformations.
Les modèles numériques ont été créés à partir des plans architecturaux consultés, de documents sur les matériaux utilisés, et de visites dans la salle dans son état actuel. Ces modèles sont ensuite calibrés et évalués selon des critères précis. Après avoir réalisé l’enregistrement de la voix d’un acteur sans la réverbération naturelle d’une salle, on insère cet enregistrement dans la salle virtuelle, simulée grâce au processus d’auralisation, version sonore du concept de visualisation. Dans cette vidéo, on voit un premier exemple de cette auralisation, avec une projection vidéo sur un écran de réalité virtuelle. La projection a été filmée du point de vue d’un spectateur, avec l’image et le son qui suivent les mouvements de la caméra.
Extrait d’une vidéo exemplaire de « l’auralisation » (la mise en écoute d’une simulation) dans un modèle du Théâtre de l’Athénée. Regarder la vidéo dans sa totalité pour voir à la fin le système de réalité virtuelle employé. Audio rendu en « binaural », à écouter sur casque.
Dans la vidéo, on voit un premier exemple de cette auralisation, avec une projection vidéo sur un écran de réalité virtuelle. La projection a été filmée du point de vue d’un spectateur, avec l’image et le son qui suivent les mouvements de la caméra. Pour en faire l’expérience, il faut porter un casque audio. On entend d’abord la voix du comédien sans aucune réverbération, puis son auralisation. À cette étape le visuel est encore sommaire. On constate que le rendu audio-visuel s'adapte à la position de la caméra. On peut imaginer le public dans la salle.L’objectif de ce travail est une auralisation aboutie, avec un rendu visuel de qualité correspondant à un spectacle de théâtre joué par des comédiens en mouvement, et un public qui réagit. Pour accompagner les auralisations, un rendu visuel a été créé, exigeant trois composantes : un modèle visuel graphique de la salle, un modèle visuel graphique des acteurs en jeu sur la scène et un modèle visuel du public. Le modèle visuel de la salle du théâtre de l’Athénée a été créé à partir des plans d’architectes et de photos prises dans la salle.
Comme pour le modèle acoustique, différentes versions du modèle visuel ont été élaborées pour illustrer les modifications apportées à la salle depuis sa création. Certains détails visuels de la salle réelle ne sont pas inclus. Un couple d’acteurs a été filmé en 3D sur une autre scène, interprétant un extrait de l’acte I de la pièce Ubu Roi d’Alfred Jarry. Un hologramme de chaque acteur a été recréé à partir de la vidéo et projeté sur la scène du modèle virtuel de la grande salle de l’Athénée. La voix des acteurs a été enregistrée et traitée avec la simulation du modèle numérique acoustique évoqué plus haut de façon à ce qu’elle résonne comme si la pièce avait été jouée au Théâtre de l’Athénée.
Le site de Chaillot accueille depuis 1878 le Palais du Trocadéro composé d’une grande salle de spectacles et de musées. La salle de spectacle a été démolie et reconstruite en 1937 puis transformée en 1975, s’adaptant aux évolutions des programmes et des conceptions scéniques de chaque époque.
Le Palais du Trocadéro est édifié en 1878, à l’occasion de l’exposition universelle. Au centre, un grand bâtiment circulaire accueille la salle des fêtes de 5 000 places, réalisée par l’architecte Gabriel Davioud et l’ingénieur Jules Bourdais. Cette grande salle sera le siège du premier Théâtre National Populaire créé en 1920 dont la direction est confiée à Firmin Gémier. Sur la scène, un grand orgue de 4 500 tuyaux est construit par l’entreprise Cavaillé-Coll. Cet orgue aura un rôle déterminant dans les choix architecturaux et acoustiques de cette salle, mais aussi de la salle de 1937 qui lui succédera.
L’acoustique de la première salle (1878) est rapidement problématique. Dès 1904, l’ingénieur acousticien Gustave Lyon mène des expériences et fait des propositions pour l’améliorer, principalement par la pose de panneaux absorbants et tentures. La question est tellement importante qu’une commission spéciale pour l’acoustique de la salle du Trocadéro est créée cette même année et se réunit régulièrement pour envisager les solutions à apporter au problème. L’orgue quant à lui se dégrade, un appel de fonds sera nécessaire pour le réhabiliter en 1927. La mauvaise acoustique de la salle du Trocadéro sera une des raisons de sa démolition en 1937.
En 1935, un concours est lancé pour la transformation du Palais du Trocadéro. Jacques Carlu, Louis-Hippolyte Boileau et Jean Azéma sont désignés lauréats. À l’origine, il était prévu de seulement rhabiller l’ancien palais, mais il sera partiellement démoli pour ouvrir l’espace central et réaliser la nouvelle salle sous la dalle du Trocadéro. Cette opération est confiée aux architectes Edouard et Jean Niermans.
La grande salle qui servira de salle d’honneur, des congrès et grandes représentations de galas, devra en outre être entièrement transformée : volumes nouveaux, aménagements modernes de la ventilation et de l’acoustique.
L’opération de 1937 soulève aussi bien des protestations que de l’enthousiasme. L’intégralité du chantier est filmée en temps réel depuis la Tour Eiffel, le film sera passé en accéléré durant l’exposition universelle. Le chantier prend du retard, la salle de spectacle sera achevée pour la cérémonie de clôture le 25 novembre 1937.
Quant à l’acoustique de la salle, elle est l’objet de toutes les attentions. Le samedi 20 novembre, les architectes Edouard et Jean Niermans la testent de façon spectaculaire en conviant 2800 spectateurs à une soirée de concerts, d’extraits d’opéras et de pièces de théâtre.
Les dimensions de la nouvelle salle sont considérables. La scène mesure 34 mètres de large et 13 mètres de profondeur. Située sous la dalle du Trocadéro, elle est cependant d’une hauteur limitée à 18 mètres. Le dernier rang de spectateurs est situé à 41 mètres. On y donne aussi bien du théâtre que du concert, du cinéma ou des conférences. L’orgue de 1878 y trouve sa place, rénové et modernisé, il est monté sur un chariot mobile qui avance perpendiculairement à la scène. L’ensemble orgue-chariot pèse 100 tonnes.
Polyvalente, la salle doit répondre à des besoins très différents sur le plan acoustique. L’orgue nécessite une salle réverbérante contrairement au théâtre et plus généralement à la voix parlée. Pour répondre à ces variations, les architectes Edouard et Jean Niermans, conseillés par l’acousticien Jacques Brillouin, ménagent de chaque côté de la salle et au-dessus du cadre de scène de grands volumes appelés « chambres de réverbération » (« salles d’écho » sur les plans).
Ces espaces […] communiquent avec la salle par des orifices réglables. En outre, on a disposé, à l’intérieur, des volets présentant à volonté, soit une face réfléchissante, soit une face absorbante. Ces modes de réglage de la sonorité sont manœuvrables, par le chef d’orchestre, de son pupitre.
Les plafonds et les murs reçoivent aussi un traitement acoustique. Malgré cela, lorsque la grande salle de Chaillot sera majoritairement consacrée au théâtre, accueillant le TNP à partir de 1952, l’acoustique de la salle sera jugée globalement difficile par Jean Vilar.
La Salle de Spectacle du Nouveau Trocadéro a été conçue essentiellement comme une salle d’audition. [...] Une salle de cette importance devait pouvoir être utilisée également pour des spectacles. [...] Cette double destination entrainait de grosses difficultés pour la réalisation d’une acoustique correcte.
Dès son ouverture en 1937, la nouvelle salle de Chaillot avait été dotée d’un équipement électroacoustique, enceintes et micros, principalement pour son utilisation comme salle de cinéma et de conférences. Jean Vilar réalise d’importants aménagements pour favoriser l’audition, en particulier des voix des acteurs, à commencer par un proscenium recouvrant les quatre premiers rangs de gradins dès 1953.Les questionnaires proposés par le TNP aux spectateurs (qui indiquaient leur numéro de place et la date de la représentation à laquelle ils assistaient) témoignaient du fait que dans certaines zones, on entendait mal. En 1956, Vilar commande à la société Philips une sonorisation complète du TNP. 129 haut-parleurs sont installés dans la salle dont deux « colonnes » situées de part et d’autre du cadre.
Dans cet enregistrement réalisé après les travaux, on entend d’abord le public (2 800 personnes environ) avant le début de la représentation. On entend ensuite l’arrivée des acteurs : Roger Mollien (Valère) et Catherine de Seynes (Élise), puis leurs premières répliques. Le silence qui s’établit, la suite de l’archive témoignant d’une attention très active de l’assistance, montre que l’acoustique n’est pas le seul facteur à considérer pour reconstituer l’écoute d’un public disparu, et qu’il faut aussi prendre en compte d’une part ce qui fait « l’atmosphère » d’une salle (mot utilisé par les spectateurs des premières années du TNP) et avant tout la relation entretenue par le public avec le théâtre et ses animateurs.
En 1963, Georges Wilson succède à Jean Vilar. Il dirigera le TNP jusqu’en 1972, opérant une large politique d’ouverture vers les nouvelles écritures, les jeunes compagnies et des « techniciens créateurs », tant en scénographie qu’en musique. Il entreprend dès le début de sa mission une réflexion sur les espaces de Chaillot, et particulièrement sur la possibilité d’aménager dans le bar-fumoir une petite salle. Cette nouvelle salle doit accueillir un répertoire contemporain et s’impose comme un théâtre d’essai. Sur un plan ovoïde dicté par les volumes de l’espace choisi pour l’implanter, la « Petite salle du TNP (salle Gémier) », inaugurée le 19 janvier 1967, accueille 531 spectateurs, face à une scène de 10,4 mètres de profondeur pour 15,4 mètres de largeur. La salle est composée d’un parterre et d’un balcon, une petite fosse d’orchestre est aménageable devant la scène qui reçoit une tournette et dont le nez de scène est cintré et équipé d’un plateau tournant.
En 1975, la grande salle de spectacle est profondément modifiée, le parterre et le balcon sont démolis et remplacés par une scénographie modulable. Antoine Vitez, qui dirigera le Théâtre national de Chaillot de 1981 à 1988, l’expérimente pour ses premiers spectacles.
Bien qu’ils soient restés dans la mémoire collective et dans les ouvrages d’histoire comme des lieux difficiles, voire des échecs, les théâtres qui se sont succédé au Trocadéro ont été l’occasion d’expérimentations audacieuses. Sur le plan acoustique, la salle de 1937 a été particulièrement innovante.
De récents programmes architecturaux tels que la Philharmonie de Paris explorent aussi des solutions pour amplifier le volume sonore de la salle, à l’image des chambres de réverbération, en fonction des concerts programmés. D’autres réalisations de lieux polyvalents, tels que la salle de spectacle de Dole, réalisée par l’architecte Brigitte Métra en 2006, montrent combien les usages multiples peuvent être l’occasion de penser des solutions ambitieuses tant pour la scénographie que pour le son.