par Pascal Lécroart
Organisée autour de l’œuvre dramatique exceptionnellement longue et multiforme qu’est Le Soulier de Satin de Paul Claudel, cette séquence permet de suivre l’évolution de la diction et, plus largement, de la voix scénique dans la deuxième moitié du XXe siècle. Claudel a repensé en poète et en technicien la voix dite « parlée » du théâtre.
Dans la version radiophonique de 1942, le commentateur ne lit qu'une partie de la didascalie originale alors que Barrault, dans sa version revue pour la scène, établit le schéma d’une véritable ouverture instrumentale et vocale qui joue, à distance, avec le modèle de l’opéra. Antoine Vitez, puis Olivier Py seront bien plus économes, malgré la présence de l’Annoncier en bonimenteur.
Dans Le Soulier de Satin, la musique joue un rôle très important. Pour la lecture radiophonique de 1942, c’est Louis Aubert (1878-1944), un compositeur proche de Maurice Ravel, qui écrit une musique limitée à quelques interventions.
Pour la version scénique de 1943, Jean-Louis Barrault bénéficie des moyens de la Comédie-Française, ce qui lui permet de disposer d’un orchestre d’une quinzaine de musiciens. Dès ses premières notes de mise en scène, il établit une véritable ouverture musicale dont il confie le schéma à Arthur Honegger (1892-1955). La partition que ce dernier a élaborée, en suivant les directives de Barrault et de Claudel, représente plus de trois quart d’heure de musique. Barrault restera fidèle à cette partition pour l’ensemble de ses mises en scène postérieures (en 1958, 1963, 1972 et 1980), même si l’ajout de la quatrième journée à partir de 1972 entrainera quelques modifications.
Antoine Vitez collabore régulièrement avec le compositeur Georges Aperghis, à qui il confie la musique de son intégrale du Soulier de Satin, musique cependant peu élaborée, essentiellement prise en charge par un harmonium et interprétée en direct. Elle interfère ainsi étroitement avec la réalisation scénique. Pour son intégrale, Olivier Py fait appel à son collaborateur habituel, Stéphane Leach. Sans être aussi développée et structurée que la musique d’Honegger, sa partition, jouée en direct par quelques instrumentistes, a une place importante dans la représentation.
Le Soulier de Satin est célèbre par le discours liminaire de l’Annoncier s’adressant directement au public. En fonction du cadre de l’enregistrement – en public ou non –, des lieux, des acteurs, des techniques d’enregistrement et des époques, le résultat est bien différent.
Claudel manifeste une sensibilité particulièrement aiguisée à la beauté de la parole humaine et de la langue française, à une époque où la diversité des accents régionaux est – déjà – menacée. Aller au théâtre pour lui, c’était comme aller au concert.
Si tous les enregistrements présentent ici le même texte, c’est tout de même la diversité qui domine. Une diversité historique, la chronologie mettant en évidence l’évolution des formes d’interprétation et des techniques d’enregistrement, une diversité d’acoustiques et de prises de son entre le studio (1942), l’enregistrement sans public (1949) et les enregistrements en direct lors de représentations (1944, 1963, 1987, 2009) mais aussi une diversité des interprètes et de leurs registres vocaux. Et une même interprète – Madeleine Renaud, compagne de Jean-Louis Barrault – offre, entre 1942 et 1944, différents visages en fonction de ses partenaires et des conditions de jeu.
Quelques jours avant les représentations de 1943, Claudel envoie à Barrault des conseils de diction pour Mary Marquet qui joue l’Ange gardien : la réalisation de 1944 montre que l’actrice en a tenu compte. En 1987, Aurélien Recoing, chez Vitez, n’a pas connaissance d’un tel document et les modes de diction ont changé.
Dès le début de son écriture dramatique, Claudel a adopté une disposition spécifique de son texte sur la page, souvent dite en « versets ». Il revient à la ligne, parfois en lien avec la ponctuation ou la structure syntaxique, parfois non. Ces paragraphes sont tantôt courts, moins d’une ligne, voire un ou deux mots, tantôt longs. Ils dessinent un rythme spécifique que Claudel liait à l’inspiration et à la respiration.
Dans Le Soulier de Satin, ces versets sont souvent trop longs pour être dits d’un seul souffle. Faut-il pour autant respirer nécessairement en fin de vers et tenter de ne pas respirer au sein du vers ? Vitez tentait de l’imposer à ses acteurs mais Barrault, qui avait pourtant travaillé avec Claudel, n’était pas aussi scrupuleux. Que faire de ces brusques changements de vers qui bouleversent la syntaxe, mais soulignent l’émotion du personnage ? Face à un même texte, les réalisations sont différentes, comme dans ce passage de la quatrième journée où Rodrigue se remémore Prouhèze, morte à présent. Il dialogue avec sa fille adoptive Doña Sept-Epées, fille de Doña Prouhèze et de Don Camille, mais qui lui ressemble étrangement.
« DON RODRIGUE, à voix basse et posant sa main sur son autre main. — Les larmes que contient mon cœur, la mer ne serait pas assez grande…
SEPT-ÉPÉES. — Eh quoi, vous n’êtes pas consolé ?
DON RODRIGUE. — Mon âme est vide. À cause de celle qui n’est pas là, de lourdes larmes, mes larmes pourraient nourrir la mer.
SEPT-ÉPÉES. — Mais elle va être là tout à l’heure. Bientôt. Celle que vous aimiez, bientôt, celle que vous aimiez, vous allez la retrouver bientôt.
DON RODRIGUE. — Et moi, je pense que ce sera jamais ! Cette absence essentielle, oui, ma chérie, et même quand vous étiez vivante et que je vous
Possédais entre mes bras en cette
Étreinte qui tarit l’espoir,
Qui sait si elle était autre chose qu’un
Commencement et apprentissage de ce
Besoin sans fond et sans espoir à quoi je suis
Prédestiné, pur et sans contrepartie ?
SEPT-ÉPÉES. — Mais c’est l’enfer que vous dites ! Ce sont là des pensées coupables nées de ne rien faire.
Tant qu’on aime il y a quelque chose à faire. »
Le Soulier de Satin donne la parole à une multitude de personnages, offrant des possibilités d’incarnation diverses qui passent par des voix différentes en fonction des époques, des acteurs et des mises en scène. Voici comment se conclut Le Soulier de Satin, Rodrigue, abandonné de tous, étant acheté par une vieille religieuse. On entend également la voix de Frère Léon et d’un capitaine.
Claudel s’amuse avec les didascalies. Dans la scène 10 de la seconde journée, il imagine un décor luxuriant mais, le sachant impossible à réaliser sur scène, il prévoit que Doña Musique fasse simplement la lecture de la didascalie. Les metteurs en scène en jouent différemment, en complicité avec les musiciens.
En 1942, la musique de Louis Aubert est assez simple mais suggestive avec l’emploi de la harpe, instrument traditionnellement utilisé pour exprimer une atmosphère aquatique. En 1943, le texte et la musique prévoyaient le dispositif que l’on entend dans les versions Barrault qui suivent, mais la représentation du 12 mars 1944 coupe ce passage, sans doute à cause des contraintes du moment. Il revient dès 1949, mais on notera l’adaptation faite dans l’enregistrement pour tenir compte du medium radiophonique. La version de 1963 en donne la réalisation la plus fidèle. Ce jeu très élaboré, établi par Barrault, disparaît dans la mise en scène de Vitez. Quant à Olivier Py, il supprime totalement la lecture de la didascalie.