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par Julia Gros de Gasquet
Symbole de toute une génération, Gérard Philipe a marqué le théâtre et le cinéma des années 1950. Il disparaît tragiquement en pleine gloire, à 37 ans. Le souvenir théâtral de cet immense comédien français perdure dans les archives sonores des pièces dans lesquelles il a joué.
Icône de l’après-guerre, Gérard Philipe reste célèbre pour son rôle dans Fanfan la Tulipe, qu’il incarne au cinéma en 1951, et pour sa présence auprès de Jean Vilar au TNP. Gérard Philipe est originaire de Cannes. Très jeune, il monte à Paris et entre au Conservatoire supérieur d’art dramatique. Élève de Georges Le Roy, il travaille avec rigueur sa diction, dans la portée de la langue française et notamment de l’alexandrin. Il est âgé de 29 ans lorsqu’il intègre la troupe du Théâtre national populaire et interprète Le Cid, Le Prince de Hombourg ou encore Ruy Blas.
Je t’aime bien, Gérard, et je sais que tu m’aimes bien. La tâche continue et elle continuera après nous tous.
C’est en interprétant Perdican dans On ne badine avec l’amour que Gérard Philipe est apparu pour la dernière fois sur la scène, peu de temps avant sa mort. Il est décédé tragiquement à 37 ans en novembre 1959. Il avait joué Octave dans Les Caprices de Marianne, après avoir été le metteur en scène d’un Lorenzaccio où il assumait le rôle-titre.
Dans ces enregistrements, qui permettent de percevoir les variations, chaque soir, du jeu du comédien, on peut remarquer les phénomènes liés aux habitudes de diction des années 1950 en France dans les milieux lettrés et artistiques. On entend par exemple les liaisons entre « orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels » ou « curieuses et dépravées ». Il faut aussi noter la singularité de la voix de Gérard Philipe, elle repose sur le phénomène suivant : une qualité d’adresse très concrète et une grande musicalité. Ces deux éléments pourraient être contradictoires, la musicalité pouvant éloigner du « sens » du texte. Pourtant, Gérard Philipe parvient à combiner dans son travail vocal à la fois ce rapport « musical » et cette attention au sens. Rythme, hauteur de voix, place de la voix (aigu / grave, medium / « outre-grave », quand la voix se salit), présence des silences sont autant de marqueurs de la singularité de la voix de Gérard Philipe. Dans la tirade, on entend très bien le travail du rythme, soutenu notamment dans l’énumération des « défauts » de l’homme et de la femme, avec une alternance de passages parfois très rapides, d’autres beaucoup plus ralentis. Ce jeu avec le rythme du texte est l’un des éléments de la musicalité de sa diction. L’autre élément important de cette musicalité repose sur les intonations (hauteur de voix, dessin sonore) que Gérard Philipe donne aux mots de Perdican, avec l'usage d'une voix grave, qui va jusqu'à se salir. L’intensité vocale fait entendre une véhémence qui sert l’interprétation sensible donnée ici : cette véhémence est tempérée par les silences qui permettent de saisir son émotion douloureuse. Au réquisitoire de Camille et de ses amies religieuses, il oppose sa religion en amour, son propre credo : aimer et avoir mal, peut-être mais prendre le risque de vivre.
L’acteur mythique se doit de rester éternellement jeune.
Les grands acteurs romantiques en France comme Marie Dorval (1798-1849) ou Frédérick Lemaître (1800-1876), son camarade de jeu, étaient réputés pour vivre intensément les émotions de leurs rôles. Gérard Philipe est un acteur « romantique » à sa façon, et lui aussi joue en mettant toute l’intensité de ses émotions dans l’incarnation des personnages. Cette figure de prince romantique – il joue Le Prince de Hombourg pour Jean Vilar – est victime du destin et meurt trop jeune. Sa beauté, sa jeunesse éternelle, son timbre de « voix » qui le rend reconnaissable entre tous simplement à l’oreille contribuent à forger le « mythe » de Gérard Philipe.
Ce mythe de l’acteur « romantique » est tout entier présent dans l’interprétation que Gérard Philipe donne de la fameuse tirade du « Bon appétit Messieurs ! » du Ruy Blas de Victor Hugo, tirade qui fait aujourd’hui encore la fortune de la pièce. À l’acte III, on assiste à la prodigieuse ascension sociale de Ruy Blas devenu premier ministre. Il s’élance ici dans un réquisitoire célèbre dans lequel il fustige avec humour et violence les vices, crimes et délits des Grands d’Espagne, qui pillent le bien commun au profit de leurs intérêts propres. À l’alexandrin hugolien, puissant et fluide, correspond la voix de Gérard Philipe, véhémente et plastique, qu’il sait conduire, dans ce réquisitoire au long cours, des notes les plus graves où la voix est comme « salie » jusqu’au cri. C’est un morceau de bravoure pour tout acteur, interprète du rôle. Écouter Gérard Philipe dans cette tirade, c’est avec le recul que nous donne notre oreille d’aujourd’hui, entendre l’un de ses plus beaux moments de théâtre qui nous emporte par sa force, sa vaillance et la puissance perceptible de son jeu, même si les interprètes contemporains, ne disent plus les vers de Hugo de cette manière-là. Il est à noter que cet enregistrement en public et en jeu, permet de saisir sa démarche, — on entend vibrer ses pas sur les planches du plateau —. L’écoute donne ici à voir l’interprète tout entier en jeu, voix et corps associés.
Dans les années 1950, en France, Gérard Philipe est un homme engagé. Compagnon de route du PCF, il milite au sein du mouvement pour la paix et prend la direction du syndicat français des acteurs.
Dans ces extraits, Gérard Philipe veut faire entendre le sens, la pensée contenue dans les lignes du Manifeste du parti communiste de Karl Marx. Il ne joue aucun rôle, il livre le texte dans la compréhension grammaticale la plus simple, en faisant entendre les silences entres le groupes syntaxiques des phrases pour rendre la pensée intelligible à l’audition. Le sens syntaxique est porté par une puissance vocale, un enthousiasme politique qui n’est pas celui d’un personnage, mais sans doute celui de Gérard Philipe lui-même. La conduite de la voix dans l’élucidation syntaxique, où la respiration produit des effets de sens, donne à l'acteur un rôle de passeur qui s’efface devant le texte. Gérard Philipe n’impose aucune interprétation, aucun filtre théâtral. Mais la lecture n’est pourtant pas neutre. C’est sur ce paradoxe que s’appuie le travail de Gérard Philipe lorsqu’il se fait lecteur et non acteur d’un texte.
N’oubliez jamais que votre syndicat n’existe pas en lui-même, il n’existe que par vous.
Dans une lecture à haute voix d’un texte non dramatique, l’émotion ne peut pas naître d’une incarnation immédiate. Ce rapport du « je » au « il » ou au « elle », cette salutaire distance entre le comédien qui lit et ce qu’il lit, renvoie à la formule de Gilles Deleuze : « L’émotion ne dit pas “je” [...] On est hors de soi. L’émotion n’est pas de l’ordre du moi mais de l’événement. Il est très difficile de saisir un événement, mais je ne crois pas que cette saisie implique la première personne. Il faudrait plutôt avoir recours, comme Maurice Blanchot, à la troisième personne, quand il dit qu’il y a plus d’intensité dans la proposition “il souffre” que dans “je souffre”. » (Gilles Deleuze, « La peinture enflamme l’écriture », dans Deux régimes de fous). Dès lors, peut-on parler de jeu à propos de Gérard Philipe lisant Marx à haute voix, par exemple ? Il s’agit plutôt de faire entendre une pensée politique.