par Cristina De Simone
Dans les années 1950 et 1960, se sont développées en France, en marge du théâtre tel qu’on le définit traditionnellement, des expérimentations de la voix et du son qui ont contribué à reconfigurer la recherche théâtrale dans le champ de l’oralité.
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale se développent à Paris des expériences artistiques qui lient poésie, oralité et expérimentations sonores. La poésie en action, ou poésie-performance, a poursuivi les recherches sur l’oralité entamées notamment par les avant-gardes au début du XXe siècle.
Inspirée tout particulièrement par Antonin Artaud, l’une des figures majeures du théâtre, la poésie en action de l’après-guerre peut même être considérée comme une version radicale de la scène moderne et l’une de ses sources d’inspiration.
La poésie-performance consiste, pour l’artiste, à mettre au centre de son action la matérialité du souffle, de la voix, de la profération, en employant ou non un langage intelligible et en ayant fréquemment recours aux technologies du son. Dans cette recherche, le poète s’engage physiquement : il est à la fois auteur et performeur.
Dans un contexte d’après-guerre, puis de décolonisation et d’essor de la « société du spectacle », les expériences de poésie-performance des années 1950-1960 essaient de réinventer le rapport au langage, au corps et au monde.
Grande figure du théâtre et de la poésie, Antonin Artaud est l’auteur du Théâtre et son double. Ce célèbre recueil est publié en 1938, un an après son internement psychiatrique, qui durera près d’une décennie. Ce long et douloureux séjour dans différents asiles ne marquera pas la fin sa recherche. À partir de ses dernières années d’internement, à Rodez, Artaud va reprendre une pratique centrée sur l’oralité, qu’il considère comme poétique et théâtrale, et qu’il veut révolutionnaire. À travers le souffle, la voix, l’invention langagière et l’accompagnement rythmique du corps, il s’agit pour Artaud de retrouver une intégrité à la fois psychique et physique, plus encore, de refaire le langage et le corps pour réaliser une unité fondamentale contre toute forme d’aliénation.
C’est dans mon corps que je cherche.
En 1946 Artaud rentre à Paris. Le 8 juin 1946, il se rend au Club d’Essai de la Radiodiffusion française, dirigé par Jean Tardieu, pour enregistrer un texte qu’on lui avait commandé pour l’occasion, intitulé Les malades et les médecins. Cet enregistrement est diffusé dès le lendemain sur les ondes. Un mois plus tard, le 16 juillet, Artaud enregistrera, pour la même émission, Aliénation et magie noire.
Ces deux enregistrements de l’été 1946 sont l’occasion pour Artaud de prendre publiquement la parole pour la première fois depuis son internement (1937-1946), et de le faire à travers le média de l’oralité par excellence, la radio. Pendant les deux dernières années de sa vie, il va ainsi transmettre sa pensée et sa quête à partir de l’oralité.
La matière, à la fois textuelle et performative des deux enregistrements est issue directement, physiquement, de l’expérience d’interné psychiatrique d’Artaud. Les textes sont une critique, vécue à la première personne, du système asilaire et, plus généralement, du système de santé qui sépare les malades de ceux qui ne le sont pas. Les deux textes sont traversés par des propos qui essaient de renverser l’idéologie dominante, représentée par la médecine, pour affirmer que « guérir une maladie est un crime » (Aliénation et magie noire), et que « s’il n’y avait pas eu de médecins / il n’y aurait jamais eu de malades » (Les malades et les médecins). La profération d’Artaud se fait champ de tensions, traversé de trajectoires sonores qui se chargent de sens pour devenir une matière agissante.
De nombreux jeunes artistes seront marqués par Artaud, par sa personne et par sa quête utopique, visant à se libérer soi-même et à libérer la société de toute aliénation. À Paris, les poètes qui travaillent l’oralité et la technologie du son se réfèrent tous à l’auteur de la célèbre pièce radiophonique Pour en finir avec le jugement de dieu (1947). Parmi eux : François Dufrêne, Henri Chopin, Bryon Gysin ou encore Bernard Heidsieck.
François Dufrêne va commencer sa recherche de poète et de proféracteur au sein du mouvement lettriste, et l’un de ses premiers poèmes « à hurler » sera dédié à Artaud.
À partir des années 1950, il commence à expérimenter avec le magnétophone et crée les crirythmes, où poésie et magnétophones sont liés. L’emploi du magnétophone répond à l’exigence de Dufrêne de sortir des limites du langage articulé ainsi que de la notation écrite, et de composer de la manière la plus spontanée possible, en poursuivant la quête surréaliste. Le magnétophone conduit à lier de manière inextricable le poème à la voix de son auteur, en en faisant une seule et même entité.
C’est d’abord grâce au microphone et au travail du poète performeur sur des distances plus ou moins rapprochées entre celui-ci et sa bouche, que les sons « phonatoires » acquièrent toute leur intensité, suggérant un voyage sonore à l’intérieur du corps, de l’appareil phonatoire à l’appareil digestif. Cependant, plusieurs crirythmes ont été réalisés en manipulant la bande magnétique, dans le prolongement direct de l’exploration vocale et sub-vocale effectuée par la performance. En 1958, le premier crirythme est produit par inadvertance. Dufrêne commet une erreur technique en manipulant la bande magnétique. La vitesse de défilement de la bande sur laquelle sa voix est enregistrée est ralentie, ce qui provoque à l’écoute un bruit de mitrailleuse.
Dufrêne est satisfait par ce « trucage involontaire », et à une époque où il était interdit d’employer le terme « guerre » pour se référer au conflit en Algérie, il décide de donner à cet enregistrement le titre de Paix en Algérie. En contradiction avec l’intitulé, le poème fait ainsi entendre une voix qui abandonne tout langage, pour laisser émerger les bruits d’un combat militaire.
Ami de Dufrêne, Henri Chopin a inventé le terme de « poésie sonore » pour désigner des recherches poétiques reliant oralité et technologie sonore.
Dans Vibrespace, pièce composée par Henri Chopin en 1963, plusieurs niveaux sonores se superposent : des crissements, des souffles, des battements humides et des émissions vocales étirées forment une trame complexe. La voix est méconnaissable, elle intervient comme un bruit parmi d’innombrables autres, provenant du corps mais tout aussi inouïs. Le titre de cette composition acquiert alors tout son sens. L’auditeur est amené à parcourir un espace dont les vibrations sont produites par ce qu’il y a de plus familier – le corps humain –, tout en donnant l’impression d’appartenir à une dimension lointaine, à l’instar de l’espace interplanétaire. Le microphone est utilisé comme une sonde qui pénètre l’appareil phonatoire, en faisant découvrir un monde sonore insoupçonné. Mais cette auscultation est réalisée également au moyen des manipulations électroacoustiques.
J’avais emprunté un petit magnétophone en vitesse 9.5.
J’ai eu l’idée saugrenue de mettre des allumettes sur la tête de l’enregistrement, d’en transformer la vitesse.
Chopin entame ainsi sa recherche en bricoleur. Toutefois la composition des audio-poèmes se complexifie et s’organise autour de quatre phases : l’enregistrement sur une première piste avec manipulations en direct ; le montage qui permet de couper les défauts de l’enregistrement et de la performance ; la mémorisation de l’enregistrement ainsi poli ; la tentative de reproduire de mémoire cet enregistrement sur une deuxième piste, les deux enregistrements étant ensuite superposés. Ce travail sur deux pistes permet de démultiplier le corps sonore de Chopin et de le rendre toujours plus méconnaissable en effaçant les repères et en se focalisant sur le son, de manière à ce que ce dernier ne soit plus signe, mais pure matière.
En 1959, dans un hôtel de la rue Gît-le-Cœur à Paris, Brion Gysin et William S. Burroughs découvrent le « cut-up » : une méthode de collage, liant hasard et composition, dans la filiation des recherches dadaïstes. Dans le prolongement de cette découverte, Brion Gysin compose les « machine-poems ». “I am that I am” est l’un des « machine-poems » les plus connus, grâce à l’édition sur disque en 1964 par Henri Chopin.
Dans “I am that I am” (1958), le timbre de Gysin devient méconnaissable et les mots qu’il prononce indistincts, donnant ainsi à entendre une identité qui se défait, perd ses contours et se fractionne en une fantasmagorie d’instances plurivoques. D’autre part, le poète dit et performe le poème : il est ce qu’il est et il se parle lui-même, dans un présent « en boucle ».
“I am that I am” trouve son origine dans un passage des Portes de la perception d’Aldous Huxley (1954), consacré à la mescaline. Le texte du poème sonore se construit en permutant les composantes de la même formule « I am that I am », un total de 720 lignes.
Le morceau commence par la simple lecture à haute voix de Gysin, sans manipulation de la bande magnétique. À chaque réitération de la séquence, le poète change d’intonation. Puis, progressivement, l’enregistrement est l’objet de manipulations avec l’emploi de deux techniques : l’usage du delay, consistant à décaler le signal sonore dans le temps en produisant une sorte d’écho, et la variation de la vitesse de lecture. Le delay est obtenu grâce à la maîtrise de trois paramètres : la durée après laquelle le son est répété (ici, pendant la majeure partie de la pièce, cette durée est d’environ une demi-seconde) ; le volume auquel le son répété est diffusé (ici, ce volume varie en fonction des moments) ; et le volume réinjecté dans la boucle à chaque répétition (le son peut sembler disparaître peu à peu, comme un écho, plus ou moins rapidement). Si en 1960 existaient déjà des delays à bande, qui avaient plusieurs têtes de lecture et écriture, Gysin a très probablement « fabriqué » cet effet manuellement, en recopiant plusieurs fois chaque son. La variation de la vitesse de lecture, quant à elle, entraîne une variation de la hauteur (pitch) – ce qui peut être réalisé de manière simple, en faisant tourner plus ou moins rapidement la bande enregistrée, pendant que la vitesse de la bande sur laquelle l’enregistrement est effectué demeure constante.
Dans les expériences de Gysin, les manipulations de la bande magnétique ont pour fonction de déplacer le système d’associations en brouillant notamment les liens de cause et d’effet, en « défamiliarisant » l’appréhension des phénomènes sonores ; elles permettent ainsi de renouveler et surtout d’élargir les limites de la perception, d’en ouvrir les portes, pour reprendre le titre du roman de Huxley.
C’est en 1961 que Bernard Heidsieck compose deux poèmes-partitions conçus pour la première fois en lien direct avec la bande magnétique : “D3Z”, avec l’insertion par montage d’un « objet sonore » autre que la voix du poète (des cris d’enfants dans une cour de récréation), et “J” , qui comporte plus de manipulations de la bande. Avec “D3Z”, Heidsieck s’essaie ainsi à l’enregistrement, en confrontant sa propre profération avec un matériau « concret », prélevé dans un temps et un espace autres que ceux de sa performance ; avec “J”, il expérimente en outre le travail sur la bande magnétique elle-même.
“J” est entièrement construit sur l’alternance entre, d’une part, les bruits de la rue et les cris d’enfants et, de l’autre, la voix du poète, laquelle subit en outre une manipulation. Répété cinq fois, le texte lu à haute voix est en effet coupé et remonté au fur et à mesure des répétitions, selon une méthode expliquée dans les didascalies du poème : « la première moitié coupée par morceaux de 15 centimètres qui doivent être mélangés puis recollés au hasard ; la deuxième moitié coupée par morceaux de 10 ou 8 centimètres qui doivent être mélangés et recollés au hasard ».
Au premier abord, le texte paraît avoir été lui-même découpé, « mélangé et recollé au hasard » . Mais une lecture plus attentive montre que les effets qui le caractérisent relèvent moins du fortuit que d’un choix délibéré de composition. Par exemple, le fait que le mot « silence » soit interrompu précisément par celui de « menaces » crée d’emblée le sentiment d’un danger imminent, venant troubler un calme qui n’est qu’apparent. De même, les mots « sol » et « air », se rapprochant l’un et l’autre de manière progressive, renvoient au mouvement du missile du même nom, comme si, d’abord lointain, l’engin était de plus en plus près de sa cible. Ainsi, le texte lu est lui-même performatif, car il ne décrit pas mais se réapproprie l’action du sol-air par un traitement onomatopéique du langage, tout en ne renonçant pas à la charge sémantique des mots, qui est au contraire fondamentale. Heidsieck choisit en effet le matériau verbal en fonction de ses propriétés à la fois sonores et de sens.
Les mots séparés, éparpillés, les espaces blancs qui les distancient, et surtout, la profération de Heidsieck, qui dit ce texte vite, dans une seule ligne intonative et respiratoire, propulsive, à bout de souffle, placent l’auditeur dans une transposition sonore et langagière de la trajectoire d’une fusée, de sa vitesse, mais aussi, de sa charge explosive, comme si le poète se trouvait dans ce missile et en même temps était celui-ci. Aucune introduction ne prépare l’auditeur à l’arrivée du sol-air (le titre du poème, notamment, ne le laisse aucunement présager) ; le missile prend forme au fur et à mesure de la diction, tel un événement imprévu. La lecture à haute voix de Heidsieck est placée en regard de sons réels de la ville : des vrombissements de voitures, des bruits de pas, mais aussi des voix d’enfants qui jouent. Ces sons succèdent à la voix sans transition, de manière abrupte, comme pour souligner l’effet de dépaysement et de rupture entre la vie quotidienne, qui continue son cours, et les actions militaires. Ces deux dimensions, celle de la vie civile et celle du vol du missile, suivent deux lignes parallèles, la seconde paraissant cependant pouvoir déferler dans la première, comme le contenu d’un aquarium se renversant soudain dans la salle du musée qui l’abrite.
Le fait que le mouvement du missile soit porté par la profération du poète, et non par un enregistrement du son réel, a comme effet de rendre intime cet événement lointain qu’est l’envoi d’un engin militaire, ainsi que de confronter directement le performeur à une forme de déshumanisation, ou plus précisément, de désappropriation du langage. La diction de Heidsieck, notamment grâce à l’enchaînement de vocables découpés et sans ponctuation, semble buter contre les mots et courir après eux, comme si le poète était dépassé par une parole allant à la vitesse d’une fusée.