par Jeanne Bovet
À la séquence d’écoute des voix d’acteurs noirs dont l’histoire est inévitablement marquée par le racisme et les rapports de domination coloniaux, cette séquence consacrée au français du Québec offre un contrepoint éclairant, puisque cette province du Canada, aujourd’hui perçue comme un lieu majeur de la francophonie moderne et inventive, inscrite sans s’y aliéner dans la culture nord-américaine, a connu une colonisation d’abord française, puis britannique.
L’étude de la façon dont le public parisien, dans les années 1970, a accueilli Les Belles-sœurs, l’un des premiers spectacles de théâtre québécois présentés en France, permet de poursuivre la réflexion sur la construction culturelle de l’écoute. Travaillant, comme la séquence dédiée aux acteurs noirs, sur les imaginaires de la langue, ici d’une langue perçue comme populaire, elle interroge les enjeux et modalités de représentation et d’appropriation par le théâtre de la familière étrangeté du lexique, de la syntaxe et de l’accent québécois.
Le terme « français québécois » désigne la variété de français parlée au Québec (seule province majoritairement francophone du Canada). Le français québécois est caractérisé par certaines particularités sur le plan du lexique, de la syntaxe et de l’accent. Par exemple, le mot « casse-croûte » désigne un petit restaurant qui sert des repas légers alors que le mot « poudrerie » désigne la neige poussée par des rafales de vent. Sur le plan de la syntaxe, on remarque des tournures comme « On y va-tu ? » ou encore « Il est pareil comme moi ». Enfin, l’accent québécois se distingue notamment par l’affrication du [t] ainsi que par le [a] postérieur sombre, par exemple dans les phrases suivantes : « Tu m’aimes-tu ? », « J’aime pas ça, là ».
Le joual, quant à lui, est un parler populaire issu des quartiers ouvriers de la ville de Montréal (un sociolecte). Le terme vient de la prononciation populaire du mot « cheval » : [jwal]. Le joual se caractérise par un lexique plus pauvre marqué de sacres et d’anglicismes, comme « tabarnak » (tabernacle) ou « se faire cruiser » (se faire draguer), par une syntaxe souvent calquée sur celle de l’anglais (par exemple « aller en grève » ou « être répondu »), et par un accent plus marqué, comme dans la phrase suivante : « J’peux pas crère qu’on va s’assire ensemb’ toé pis moé » (Je ne peux pas croire qu’on va s’asseoir ensemble toi et moi).
Au début des années 1970, le français québécois et le joual sont diffusés en France surtout grâce à la chanson et au cinéma. Parmi les artistes les plus connus, on trouve les chanteurs Robert Charlebois et Pauline Julien ainsi que le cinéaste Gilles Carle. Mais le théâtre n’est pas en reste, comme en témoigne l’exemple des Belles-sœurs de Michel Tremblay, une œuvre phare du répertoire québécois.
Né en 1942 à Montréal, Michel Tremblay est un des auteurs québécois les plus connus. Une grande partie de ses pièces de théâtre et de ses romans sont inspirés par son enfance dans le quartier ouvrier du Plateau-Mont-Royal. Avec un humour parfois féroce, il pose un regard tendre et critique sur la vie et les drames de ces familles modestes, aux prises avec les interdits de la religion et les difficultés de la condition ouvrière. En 1965, à l’âge de 23 ans, il rédige le texte des Belles-sœurs, dont la lecture publique en mars 1968, suivie de la création scénique le 28 août de la même année, jettera un pavé dans la mare des convenances du théâtre et de la société québécoise. La pièce raconte l’histoire de Germaine Lauzon, qui invite ses sœurs et voisines à l’aider à coller dans des livrets le million de timbres-primes qu’elle a remportés lors d’un concours. Réunies dans la cuisine, les quinze femmes échangent commérages et médisances, évoquent aussi leurs ambitions et leurs frustrations, tout en dérobant progressivement les timbres de Germaine qui, au terme de la pièce, se retrouve abandonnée de toutes et dépossédée de son rêve d’une « belle maison neuve ».
La pièce se distingue par une alternance de dialogues, de monologues et de chœurs, ces deux derniers procédés rapprochant Les Belles-sœurs du modèle de la tragédie grecque. Les monologues sont autant de solos permettant à chacune des femmes d’exprimer ses désirs, craintes et frustrations intimes, tandis que les chœurs permettent l’expression collective d’une même aliénation à la famille, aux hommes et à la religion. Une autre caractéristique formelle de la pièce est d’être écrite exclusivement en joual.
Le contenu de cet extrait sonore présente de légères différences par rapport au texte publié en 1968 dans la collection Théâtre vivant du Centre d’essai des auteurs dramatiques, de même que par rapport à l’édition ultérieure, publiée en 1972 chez Leméac, où, par exemple, la première réplique se lit ainsi : Misère, que c’est ça? Moman!
LINDA LAUZON. Misère, m’man, que c’est ça?
GERMAINE LAUZON. C’est toé, Linda?
LINDA LAUZON. Ben oui. Que c’est ça, les caisses qui traînent dans’cuisine?
GERMAINE LAUZON. C’est mes timbres!
LINDA LAUZON. Sont déjà arrivés ? Ah ben, j’ai mon voyage ! Eille, ç’a pas pris de temps, hein !
GERMAINE LAUZON. Ben non, hein ? Moé aussi j’ai resté surpris ! Tu v’nais juste de partir, à matin, quand ça sonne à’porte ! J’vas répondre. C’tait un espèce de grand gars. J’pense que tu l’aurais trouvé d’ton goût, Linda. En plein dans ton genre. Les cheveux noirs, frisés, avec une p’tite moustache… Un vrai bel homme. Y m’demande, comme ça, si chus madame Germaine Lauzon, ménagère. J’dis qu’oui, que c’est ben moé. Y m’dit que c’est mes timbres. Ah ben c’est ben simple, me v’là toute énarvée, j’savais pus quoi c’est faire… Deux gars sont v’nus m’les porter dans’maison pis l’autre gars m’a fait un espèce de discours… Y parlait ben en s’il vous plaît ! Pis y’avait l’air fin ! Chus certaine que tu l’aurais trouvé de ton goût, Linda…
Présentées en tournée en Europe en 1973, Les Belles-sœurs rencontrent un grand succès public et critique. Du 22 novembre au 8 décembre 1973, la pièce est à l’affiche de l’Espace Cardin à Paris. Les réactions face au joual sont variées mais globalement positives, comme en témoignent ces extraits de critiques parues dans la presse de l’époque.
« Aimez-vous le joual ? Les avis sont partagés. J’avoue pour ma part raffoler de ce rude et fruste parler québécois qui roule ses r comme des cailloux, qui traîne sur les fins de mots comme un paysan revenant des champs, qui croque à l’oreille comme une pomme sous la dent, qui a gardé à travers les humiliations et malgré les altérations tant du français d’autrefois, qui nous restitue dans sa saveur l’accent perdu de nos provinces, l’accent gardé intact par la “belle province” perdue. »
Dominique Jamet, L’Aurore Spectacles, samedi 24 et dimanche 25 novembre 1973
« Une fois passées les premières surprises, le pittoresque de l’accent, l’exotisme du langage, les joyeusetés folkloriques, le côté “famille Hernandez”* au Canada, on s’aperçoit que Michel Tremblay va plus loin, qu’il fait le portrait dur, lucide et parfois méchant, d’une société étouffée, rapetissée, ligotée par ses tabous, totalement aliénée, et qui tourne à vide, tout entière à ses lieux communs. […] pour la première fois, me semble-t-il, le théâtre canadien, traitant un sujet local, atteint à l’universel, car cette banlieue du Québec, nous aurions tort de l’oublier, pourrait être aussi celle de Paris. Et c’est pourquoi il est bon d’aller voir Les Belles-sœurs, pièce qui dit tout haut ce que les Français ont même perdu l’habitude de dire tout bas. »
* La famille Hernandez est une pièce de théâtre de Geneviève Baïllac sur la vie des Pieds-noirs en Algérie, créée à Paris en 1957, adaptée au cinéma en 1965.
France-Soir, samedi 24 novembre 1973
« Ce n’est ni un détail ni l’essentiel : Les Belles-sœurs sont en joual comme Andromaque est en alexandrins, parce qu’il faut une langue à une œuvre, et une forte langue à une œuvre forte. Celle de Michel Tremblay garderait ses significations et sa vérité humaine en berlinois à Berlin, en milanais à Milan et en cockney à Londres – privilège d’un théâtre qui est en même temps d’une date et d’un lieu, d’aujourd’hui et de partout. Nous avons celui, après que l’oreille s’est faite à cette parlure colorée (c’est l’affaire de dix minutes), d’y retrouver une langue à la fois nôtre et autre. Ici encore, on remerciera les interprètes d’avoir rendu la pièce de bout en bout “lisible” à un public parisien ; et on appréciera l’exploit que représente cette clarté en se souvenant que le joual n’est ni “la” langue du Québec ni même celle de Montréal, pas celle en tout cas que parlent “à la ville” les actrices (ni l’auteur) ; mais une langue-miroir, à la fois vraie et littéraire, dans laquelle se réfléchit la servitude et la prise de conscience difficile d’un peuple. »
Jacques Cellard, Le Monde, dimanche 25 et lundi 26 novembre 1973
« M. Michel Tremblay est donc un écrivain québécois et son ouvrage nous paraît de prime abord d’autant plus étrange qu’il n’est point écrit dans une langue que nous puissions entièrement comprendre. L’auteur […] fait parler à ses personnages leur langage courant, forme dialectale particulière avec des tours idiomatiques et des expressions, des mots spécifiques : s’astiner, faire la smatte, en beau verrat, crinquer, etc. Si l’on veut saisir la plus grande partie de cette longue conversation, […] il est préférable d’avoir recours au petit lexique – sur une seule page, rassurez-vous – qui vous est remis avec le programme, au début de la représentation. […] Tout cela est bien pittoresque. Mais l’intérêt majeur que nous éprouvons est sans doute suscité par l’effet que nous produit ce fameux langage plus ou moins patoisant dans lequel chaque personnage, avec son accent propre […], débitera […] les histoires, les ragots, les cancans, les racontars du quartier. […] Quelle couleur, quelle saveur dans quelques-unes des expressions entendues […]. Voulez-vous savoir à quoi je pensais, tout le temps, en voyant cette chronique ? À La Famille Hernandez. Et ce que je retrouvais ? Beaucoup des intonations de ma Normandie natale : le pays de Caux, Dieppe, le faubourg pêcheur du Pollet, ou les environs de Rouen, d’Elbeuf… Et aussi une France rustique d’il y a des tas d’années. Mais ce théâtre-là, lui, est original, et québécois de maintenant. »
Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, samedi 1er et dimanche 2 décembre 1973
Abstraction faite de quelques difficultés de compréhension, ces réactions dénotent un même sentiment de familière étrangeté rapprochant le joual du « vieux français », du « parler paysan » ou du « parler pied-noir ». Toute moderne qu’elle soit, la langue des Belles-sœurs aurait ainsi éveillé chez le public de l’Espace Cardin l’imaginaire nostalgique d’une France d’autrefois, voire suscité le « retour du refoulé » d’une France républicaine qui, en cultivant l’homogénéité linguistique (notamment par le biais de la radio et de la télévision), a aussi cultivé le déni de sa diversité régionale et coloniale.
Au-delà du pittoresque, le français des Belles-sœurs représente ainsi, selon l’expression d’un critique, la vérité théâtrale d’une « parlure » qui témoigne de la cohérence entre les personnages, leur mode de vie et leur mode d’expression. Il faut cependant rappeler que, tout en reposant sur des fondements indéniablement réalistes, le joual utilisé dans Les Belles-sœurs est une construction littéraire et dramaturgique reposant sur un travail poétique de la langue par l’auteur Michel Tremblay. Ainsi, au même titre que toute langue théâtrale, la langue des Belles-sœurs n’est totalement assimilable à aucune « parlure » réelle.
Au Québec, à la création de la pièce en 1968, la question de la langue dans Les Belles-sœurs avait suscité de très vives réactions, liées autant au statut littéraire du joual qu’à son statut social. Pour les uns, cette langue pauvre était l’expression nécessaire de l’aliénation des personnages, une aliénation qu’elle permettait à la fois de représenter et de dénoncer. Pour les autres, elle était le signe honteux d’une dégradation de la culture canadienne-française. Une partie du mouvement nationaliste québécois ne tardera pas à récupérer le joual pour en faire un symbole identitaire.
Le joual met aussi en jeu le rapport linguistique du Québec, une ancienne colonie, à la France. Longtemps considéré comme inférieur par ses locuteurs eux-mêmes, le français québécois s’émancipe du français normatif, pour affirmer et célébrer ses particularismes. L’exemple des Belles-sœurs participe ainsi d’un processus de légitimation de la langue parlée au Québec face au modèle hégémonique « franco-français » – modèle ridiculement défendu dans Les Belles-sœurs par le personnage de Lisette de Courval, qui rappelle à tout venant qu’« à Péris, on pérle bien ! »
L’écoute de l’émission radiophonique « Aujourd’hui l’histoire », présentée par Radio-Canada à l’occasion du 50e anniversaire des Belles-sœurs, permet de prendre la mesure de l’impact et de l’importance de cette œuvre dans la culture québécoise.
Après de multiples traductions et représentations à travers le monde dans une trentaine de langues, la pièce de Tremblay revient à Paris en 2012 sous une nouvelle forme, celle du théâtre musical, et sous le simple titre Belles-sœurs. La musique est de Daniel Bélanger, la mise en scène et le livret de René Richard Cyr, d’après Michel Tremblay. Créé au Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal le 29 mars 2010, le spectacle est présenté avec un immense succès au Théâtre du Rond-Point de Paris du 8 mars au 7 avril 2012.
© Délégation générale du Québec à Paris / Emilie Fondanesche
La réception de la langue en 2012 comporte des différences par rapport à celle de 1973. Dans l’extrait vidéo, Michel Tremblay rappelle qu’au début des années 1970, les Français « connaissaient très peu notre accent ». Grâce entre autres à la diffusion en France des films québécois, il constate que ce n’est plus le cas, et que « l’oreille des Français a eu le temps de se faire à notre musique ». Dans le cas particulier des Belles-sœurs, ce phénomène ne tient-il pas justement à une musicalisation de la langue déjà présente dans la pièce d’origine (notamment par l’alternance des chœurs et des solos), et encore davantage bien sûr dans sa version de 2012 ? En d’autres mots, à l’instar de la chanson québécoise, la musique de Belles-sœurs, théâtre musical, permet-elle de mieux « faire passer » l’accent ?
Un journaliste québécois confirme que « la langue n’a pas semblé poser de problèmes aux Parisiens, même si quelques-uns admettaient, mais sans s'en formaliser, n’avoir pas tout compris. “La barrière de la langue existe de moins en moins”, en déduit René Richard Cyr, tout en notant que les comédiennes ont fait un effort pour “porter la parole de Michel Tremblay à Paris sans la dénaturer, mais en mâchant un peu plus les mots, en articulant mieux, en ralentissant un peu”. » (Michel Dolbec, « Accueil chaleureux pour Belles-sœurs à Paris », La Presse, Montréal, 9 mars 2012)
Au-delà de leur cas particulier, Les Belles-sœurs de Michel Tremblay posent ainsi la question des choix et modalités de représentation des pièces de théâtre québécoises sur la scène française. Faut-il en adapter le texte pour le rendre plus compréhensible sur les plans du lexique, de la syntaxe et des références culturelles ? Par exemple, en remplaçant « manger du pâté chinois » par « manger un hachis Parmentier » ou « magasiner sur Saint-Denis » par « faire des courses boulevard Saint-Germain » ? Faut-il en modifier l’accent même si celui-ci est inscrit dans le texte dramatique par la graphie phonétisante ? Par exemple, en transformant la première réplique des Belles-sœurs : « Misère, que c’est ça? Moman ! » en « Misère, qu’est-ce que c’est que ça ? Maman ! » ?
La pièce Yukonstyle de l’auteure québécoise Sarah Berthiaume fournit à cet égard un intéressant cas de discussion. Écrite en français québécois, elle a été créée parallèlement au printemps 2013 par des comédiens québécois dans une mise en scène de Martin Faucher au Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal et par des comédiens non-québécois dans une mise en scène de Célie Pauthe au Théâtre de la Colline à Paris.
Célie Pauthe a choisi de conserver le texte tel quel, mais sans demander à ses comédiens de reproduire l’accent québécois. Elle s’en explique ainsi : « Il y a la langue quotidienne, celle […] que Sarah [Berthiaume] a sans doute voulue au plus proche d’elle, de sa génération, dans le français québécois d’aujourd’hui qui est le sien, une langue fortement ancrée dans les corps, orale et directe. Une langue que j’ai voulu faire parler par des acteurs français et belges, sans l’adapter, en en conservant les québécismes et les anglicismes, et sans chercher bien sûr non plus – même si le ridicule ne tue pas toujours ! – à imiter l’accent québécois. Car notre désir et notre ambition sont d’aller vers elle pour la faire nôtre, au plus proche des affects qui la traversent, de ses rétentions, de ses non-dits, de ses heurts, de ses précipités, de son humour, de son rythme – au plus proche en somme de la seule vérité humaine qui y est déposée. Le chemin n’est pas si facile, si autocentrées sont nos oreilles françaises, mais pour une fois que le déplacement a lieu dans ce sens-là! » (dans Sarah Berthiaume, Yukonstyle, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2013, p. 73).