par Marion Chénetier-Alev
Dès son apparition, la radio s’est affirmée comme un canal essentiel de diffusion des spectacles et de la culture théâtrale. Outre l’influence générale qu’elle a exercée sur la production dramatique des années 1950 à 1970, elle est devenue elle-même le lieu d’une création originale et inspiratrice.
À partir du 24 décembre 1920, les émissions du poste d’État de la Tour Eiffel permettent de capter les premiers programmes radiodiffusés réguliers. La révolution médiatique est fulgurante et massive. Entre 1922 et 1939, le parc des postes passe de 40 000 à 5 millions d'unités. Le public s’empare passionnément de ce média qui lui ouvre tous les mondes. La radio fait tout voir et tout entendre. En 1962, 85% des ménages français écoutent quotidiennement la radio. Jusque dans les années 70, le théâtre se taille une part de choix dans les programmations, parce qu’il est encore un art populaire autant que mondain. Il représente une vingtaine d’heures d’écoute hebdomadaires, où sont proposés des spectacles enregistrés en direct et rediffusés, des textes dramatiques ou des adaptations enregistrées en studio et des dramatiques radiophoniques, réalisées à partir de textes ou de scénarios conçus spécifiquement pour la radio. La consommation de théâtre à la radio est telle que des troupes de théâtre radiophonique se constituent.
Je suis un enfant de la radio. Elle m’a fait beaucoup rêver. La radio en France avait une portée extraordinaire.
Écouter le théâtre à la radio, c’est prendre conscience des différents éléments qui entrent dans la composition sonore d’une représentation : la voix des acteurs, leur travail sur les inflexions et sur le rythme du dialogue ; les silences entre les répliques ; l’effet provoqué par les répliques à la fois sur les acteurs et sur les spectateurs ; la présence du public, ses rires et ses toux ; la spatialisation du son et les différents plans sonores. C’est aussi percevoir les conditions de l’enregistrement, de l’emplacement des micros. Dans cet extrait, on entend la proximité des rires de certaines personnes, avec un gros plan sur la voix de Jean Vilar. Écouter le théâtre à la radio c’est aussi visualiser mentalement la scène.
La création d’une œuvre en studio permet de travailler tout l’éventail des nuances vocales et d’opérer des gros plans sur la voix, comme ici sur celle de Maria Casarès. L’atmosphère produite relève uniquement de la création radiophonique et non des éléments provenant d'une salle de spectacle.
Gogh et Magog est un bon exemple de la richesse et de la diversité des possibilités expressives d’une « dramatique », œuvre conçue spécifiquement pour la radio. Cette émission témoigne du sommet atteint par la radiodramaturgie au moment de l’après-guerre. Unique en son genre, elle remporte la gageure de consacrer une réalisation radiophonique aux tableaux d’un peintre et à la représentation de la folie. Elle parvient à rendre magistralement l’univers psychique et pictural de Van Gogh par les seules qualités du jeu des interprètes, la précision « photographique » qui guide la distribution des voix, et la création musicale et sonore.
Il s’agit de l’une des meilleures dramatiques radio produites, dont le scénario est écrit par un homme presque totalement ignoré, Albert Vidalie, à l’exception de l’une des chansons qu’il composa, “Les Loups sont entrés dans Paris”, dont l’interprétation par Serge Reggiani, sur une musique de Louis Bessières, est restée célèbre.
Atelier de création radiophonique, le Club d’Essai est créé le 31 mars 1946. Dirigé par le poète et dramaturge Jean Tardieu, il émet jusqu’en 1963. C’est l’âge d’or du théâtre et de la poésie à la radio. Entre 1944 et 1954, 5 000 émissions dramatiques sont diffusées et la chaîne nationale programme entre 1949 et 1954 plus de 2 200 œuvres dramatiques, adaptations et films radiophoniques. La poésie passe de 6h de diffusion hebdomadaire à une diffusion quotidienne. La grande question est celle de la diction poétique, pour parvenir à l’interprétation la plus juste du poème.
L’écoute comparée permet de percevoir ce qui fait l’expressivité d’une diction, et comment l’art de dire et la personnalité d’une voix réussissent à faire voir les images d’un poème, donnant corps à l’écriture.
On n’a pas assez dit que ces instruments [la radio et le cinéma] ne sont pas seulement des nouveautés techniques mais de puissants instruments de connaissance et d’expression qui apparentent notre époque à celle de l’imprimerie, de la boussole et de la poudre à canon : nous sommes à l’époque des grandes inventions.
La radio a d’emblée cherché des procédés qui lui étaient propres. Cette recherche explore d’abord la dramatisation des voix, c’est-à-dire les univers que les voix peuvent susciter. C'est l’invention de l’art radiophonique, dont les recherches sur ses procédés d’expression propres ont contribué à enrichir à la fois l’écriture dramatique et la dramaturgie des voix.
Dramaturgie des voix : cette formule est tout un programme. Elle signifie que les voix sont le corps et l’âme de tout art radiophonique. Voix humaines d’amour et de haine, voix intérieures, voix des usines et des gares, voix de la nature.
Les extraits suivant font entendre les procédés par lesquels la radio spatialise les voix, les superpose, ou encore fait entendre les voix de la conscience, celles des morts, celles des foules.
Six ans après la fin du Club d’Essai, en 1969, Jean Tardieu et Alain Trutat fondent l’Atelier de création radiophonique, dont René Farabet devient le producteur et coordonnateur jusqu’en 2001. Laboratoire de la parole et du verbe, l’ACR, dirigé aujourd’hui par Irène Omélianenko, défie le réalisme loin de l’usage utilitaire, documentaire et informatif de la radio. Sous l’impulsion de ses animateurs, l’ACR ne cesse de défendre la liberté de la création sonore et d’approfondir la réflexion sur les mondes imaginaires qu’ouvre la radio. L’expérimentation sur la matière, la forme et le fond y vit encore de belles heures.
Homme de théâtre et de radio, Lucien Attoun a œuvré toute sa vie à la promotion et à la diffusion du théâtre, en particulier grâce au média radiophonique. Pour renouveler le répertoire dramatique, il crée en 1969 le “Nouveau répertoire dramatique”, une émission diffusée sur France Culture donnant la parole à de jeunes auteurs.
En juillet 1971, à l’invitation de Jean Vilar, Lucien Attoun fonde avec son épouse Micheline un théâtre d’essai et de création, Théâtre Ouvert. Il y fait entendre des pièces inédites de jeunes auteurs contemporains en inventant des formes de présentation nouvelles. Ces séances sont enregistrées et diffusées à la radio. Théâtre Ouvert est dirigé par Lucien Attoun jusqu’en 2014, devient Centre national des dramaturgies contemporaines.
Jacques Copeau est le premier à expérimenter et théoriser la transformation du jeu du comédien sous l’effet du micro. Figure majeure de la réforme du théâtre en France au tournant des XIXe et XXe siècles, Copeau est aussi l’un des artisans de la décentralisation théâtrale. En 1942, Pierre Schaeffer, jeune ingénieur qui a intégré la direction de la radio en 1936, contacte Jacques Copeau pour organiser, de septembre à octobre 1942, un stage de formation aux arts radiophoniques, à Beaune. C’est lors de ce stage, réunissant comédiens et techniciens, que Copeau expérimente avec Schaeffer les nouvelles possibilités offertes par la radio au jeu et à la diction théâtrale, aux lectures poétiques et dramatiques, aux recherches vocales, au travail sonore. Ils y conçoivent la notion d’« écoute intime » que suscite l’émission vocale à la radio, et affirment l’« attitude intérieure » que réclame le micro, aux antipodes de l’emphase dramatique.
Privée de visage, privée de l’autorité du regard, privée de mains et de corps, la voix de celui qui parle au micro n’est pas désincarnée ; au contraire, elle traduit l’être avec une fidélité extrême. Elle le traduit même avec indiscrétion.
La proximité, la nudité (car rien n’échappe au micro), les nuances soudain rendues possibles par la technique radiophonique qui travaille la chair de la voix et l’expressivité des silences, à quoi s’ajoute une recherche vers plus de « naturel » que le cinéma et la radio contribuent à développer, modifient de façon décisive le jeu de l’acteur.
La radio a emmené la diction théâtrale du côté d’une diction plus ordinaire, plus naturelle. Le parler quotidien est entré en collision avec la déclamation un peu isolée qui était celle qu’on pouvait encore trouver dans certains théâtres. La radio a aussi contribué à modifier la vitesse, avec un débit de paroles beaucoup plus rapide, qui s’est retrouvé sur les scènes théâtrales par la suite.
La radio, notamment par le biais des « speakers », a fortement contribué à modeler et unifier les parlers en France, prenant ainsi le relais de la Comédie-Française, considérée jusqu’alors comme le conservatoire de la norme du français parlé. Les speakers radiophoniques sont devenus les tenants de la diction officielle, qui était une forme de diction bourgeoise parisienne. Dès ses débuts, la radio a donc été à la fois un acteur de l’évolution du français parlé, et une mémoire de l’histoire des dictions.
À la radio, la parole n’étant pas renforcée par la mimique, la couleur du timbre, les nuances de la voix sont les seuls moyens d’expression de l’acteur. La voix devient donc vraiment l’agent transmetteur de notre sensibilité, […] notre visage au micro.
Malgré le rôle qu’elle a joué dans l’homogénéisation des parlers, la radio demeure l’écrin des voix singulières que depuis son origine elle a exaltées et conservées intactes. Ces voix hors norme devenues familières, immédiatement reconnaissables à leur grain, à leur timbre, à leur débit ou à leurs inflexions particulières, ces voix « radiogéniques » sont très souvent celles des comédiens, mais aussi des chanteurs et des auteurs.