par Béatrice Picon-Vallin
Collectives, les créations du Théâtre du Soleil le sont en particulier parce qu’elles font entendre les voix, les accents et les langues de tous les membres de la troupe, et ceci depuis les premiers spectacles élaborés à la fin des années 1960.
Si, à la même époque, la troupe de Peter Brook se présente officiellement comme Centre international de recherche théâtrale, c’est petit à petit que la troupe du Théâtre du Soleil s’enrichit d’étrangers. Leur présence n’est ni une déclaration de principe ni un manifeste, mais une réalité. Avec des démarches divergentes, ce sont là les deux grands lieux où la langue théâtrale française se métisse et fait chanter ses mots au point qu’on les entend autrement, plus fort, comme venant d’ailleurs.
Créé avec un grand succès en Italie, en 1970, dans un stade, sous l’égide du Piccolo Teatro de Milan – le Théâtre du Soleil n’a pas encore de lieu en France –, 1789, création collective sur la Révolution française, est joué à son retour à Paris à la Cartoucherie de Vincennes qui a les dimensions nécessaires pour ce spectacle hors norme. On entend ici le récit de la prise de la Bastille par la troupe. On distingue la voix d’une des comédiennes, Myrrha Donzenac, d’origine martiniquaise, qui fait résonner un accent particulier dans l’orchestration d’ensemble qui prend en charge le récit collectif de l’événement. À Milan, deux des comédiennes qui parlaient italien intervenaient dans cette langue.
Le point de vue adopté est de faire jouer l’histoire sur un champ de foire par des bateleurs, pour retrouver la parole du peuple qui a accompli cette révolution, qui en est l’acteur principal. Si tout réalisme est exclu par ce choix, les parlers populaires ne le sont pas. Le récit de la « Prise de la Bastille », un des épisodes demeurés mythiques de cette fresque haute en couleurs, est conduit par les comédiens répartis sur quatre praticables, disposés dans l’immense espace d’un des halls de la Cartoucherie de Vincennes. Il s’agit pour eux d’attirer les spectateurs qui sont debout et circulent entre ces tréteaux : chaque réplique est adressée.
D’abord les voix murmurent, pour susurrer à l’oreille du public les débuts des évènements en le forçant ainsi à se rapprocher. Puis le chuchotis confidentiel enfle progressivement, et les voix des femmes et des hommes se font rapides, haletantes jusqu’au cri ; on se coupe la parole, on s’interpelle d’un praticable à l’autre. Elles se détachent sur le fond du brouhaha qui monte des autres praticables. Dans 1789, on entend aussi l’accent de Mario Gonzalès qui est guatémaltèque, et celui de Fabrice Herrero qui est argentin.
L’enregistrement rend compte de l’aspect mouvementé de la mise en scène et du jeu. Le texte est le produit oral de la création collective, et l’atmosphère très particulière de la séquence est marquée par le discours constamment exclamatif, détaillant les phases de la prise de la Bastille, créant le suspens, rendant compte de l’émotion des acteurs-bateleurs. En fond d’écoute, un tambour scande le récit, d’abord sourdement, puis de plus en plus fort.
À ces sonorités et à ces rythmes qui font chanter la langue française, et qui théâtralisent le parler du peuple de Paris tout en lui donnant un élargissement universel, s’ajoutera l’accent du Sud des trois comédiens arrivés de Marseille pour le spectacle suivant, 1793, qui reprennent des rôles dans 1789 : celui de Maxime Lombard, le plus fort, et celui de Philippe Caubère.
Dans les créations suivantes, avec des comédiens venus du monde entier (il y a plus de 22 nationalités dans les derniers spectacles du Soleil), les accents seront de plus en plus nombreux et variés, nécessitant parfois l’intervention d’une coach, surtout pour ceux qui maîtrisent encore peu le français, de façon à ce que la compréhension des textes par le public reste assurée. On entendra aussi les sonorités chatoyantes de voix recueillies au cours d’interviews (Le Dernier Caravansérail) parlant dans leur langue originale et traduites instantanément par le moyen du surtitrage.