par Marie-Madeleine Mervant-Roux
Dans cette séquence, il s’agit de redécouvrir le disque de théâtre, et avec lui un mode souvent intime de fréquentation du théâtre, ce qui exige la reconstitution de tout un univers technologique, social et auditif.
À partir des années 1950, début de l’âge d’or du microsillon, les spectacles de théâtre ont été largement diffusés sous forme de disques. L’écoute de ces disques était une façon de participer à l’actualité d’une vie théâtrale encore peu décentralisée et de le faire à travers une expérience très différente de l’audition radiophonique d’un spectacle.
Le disque de théâtre a brutalement disparu au milieu des années 1970, pour des raisons culturelles autant que techniques. Son remplacement - très partiel - par la cassette audio, appelée aussi « minicassette », puis, à la fin des années 1980, par le CD (disque compact), n’a pas été concluant. Les cassettes, d’une part, les CD, d’autre part, ont assumé de nouvelles fonctions dans la reproduction et la médiatisation des productions théâtrales.
L’âge d’or du disque de théâtre coïncide avec la vitalité dramatique et scénique de l’après-guerre et avec l’essor du microsillon, ou vinyle. En 1952, par exemple, 800 titres de 33 tours LP, toutes catégories confondues, et 2 400 titres de 78 tours – un format encore d’usage courant – sont produits en France. Jusqu'à l’extinction commerciale du genre et son oubli quasi immédiat au début des années 1970, une cinquantaine d’auteurs dramatiques sont représentés dans les catalogues. On trouve une grande variété de tons, du classique au boulevard, beaucoup de sélections d’extraits (par auteur, par troupe, par comédien ou par genre) et un bon nombre d’intégrales, facilitées par la longue durée du microsillon (trois Bourgeois gentilhomme, trois Cid). D’année en année, l’offre s’enrichit de titres qui reflètent l’actualité théâtrale : en 1962, Brecht (Dans la jungle des villes, musique de Jean Prodromides, un disque 33 t, 30 cm, Philips B77904L) ; en 1964, Beckett (Oh ! Les beaux jours, Compagnie Renaud-Barrault, « avec texte », un disque 33 t, 30 cm, Adès TS30LA568, collection « Avant-scène »), Sartre (Huis clos, avec Michel Vitold, Gaby Sylvia, Christiane Lénier, R.-J. Chauffard, et une présentation par Sartre lui-même, deux disques 33 t « stéréo compat[ible] », Deutsche Grammophon 276 1002), et Tourgueniev (Un mois à la campagne, adapté par Barsacq, avec entre autres acteurs Delphine Seyrig, un disque 33 t, 30 cm, Adès 30LA567, collection « Avant-scène »). Les maisons de production rivalisent : Decca, Véga, Philips, Ducretet-Thomson-Hachette, Pathé-Marconi, sans oublier Adès (« Le Petit Ménestrel »). Certaines firmes innovent dans la diffusion de spectacles de théâtre (extraits, intégrales en public ou réenregistrées en studio).
L'Encyclopédie sonore, par exemple, est une collection de disques créée en 1952 par Georges Hacquard aux éditions Ducretet-Thomson-Hachette. D'abord destinee à l'enseignement, elle comporte deux séries, « La vie du théâtre » et « Les pages qu’il faut connaître ». Elle a en particulier édité plusieurs créations du TNP : Richard II en 1954, Lorenzaccio en 1956, Don Juan en 1958 et Le Cid en 1961.
L’exemple le plus frappant de cette vitalité – et de son étonnant oubli – est la réalisation pionnière du TNP : la « série spéciale TNP », douze (en réalité onze) 33 tours 17 cm édités par Véga entre 1959 et 1960. Le douzième disque, édité dès 1954 et portant la référence PM7, est un LP (Long Play) : Musique de scène.
Dès la création du TNP, Jean Vilar a voulu des disques, auxquels il a souvent directement contribué. Pour le premier, Musique de scène, dont le maître d’œuvre a été Maurice Jarre, il a composé et enregistré un bref prologue adressé à l’auditeur. Vilar a sans doute acquis de la collaboration avec Jarre l’idée selon laquelle il fallait penser les disques de théâtre d’une manière propre : se servir du dispositif particulier que constitue l’électrophone – il faut placer le disque sur le pick-up, écouter une face, puis l’autre, en veillant à éviter vibrations et rayures – pour offrir à l’auditeur, non pas une simple trace lacunaire du spectacle, mais une transposition phonique de la composition scénique organisée sur une durée à la fois resserrée et segmentée.
Les régies de Vilar se prêtaient bien à cette métamorphose, l’espace, vaste, étant dessiné à grands traits, avec des mouvements de figures et de voix. Tout était réenregistré en studio, dans la perspective du disque.
Chaque disque de la « série spéciale TNP » était rapidement proposé à la vente aux spectateurs après la création du spectacle, presque aussi vite que le texte de la pièce, vendu dès la première représentation. Son écoute devait prolonger, accompagner et enrichir le souvenir des spectateurs. Elle pouvait aussi permettre à ceux qui n’avaient pas vu le spectacle de le découvrir sous une autre forme. La sortie des disques était annoncée dans Bref : arts, lettres, spectacles, le journal mensuel du TNP. Les titres de ce qui constituait « la petite discothèque TNP » étaient proposés aux lecteurs à un prix inférieur à celui des disquaires (550F au lieu de 600F). Chaque lecteur pouvait en acquérir deux à ce tarif.
La période voit le développement d’une importante production discographique « multimédia », une multimédialité organisée autour du sonore et non autour de l’image. Avec un croisement des arts : roman, cinéma, conte, musique, création radiophonique, création discographique et une articulation des supports techniques : disque/livre imprimé avec textes et images (photos et dessins), ou disque/livret (avec texte et images) et pochette (avec texte et images). L’écoute s’accompagne donc de lectures et de coups d’œil sur des images. Cette expérience mixte est proposée aux enfants, mais aussi aux adultes. La figure du narrateur y est essentielle.
Certaines productions discographiques « multimédia » des années 1950-1960 témoignent de la triple relation entretenue par la télévision avec le théâtre, avec le livre et avec la radio, c’est-à-dire avec des formes où le visuel n’est pas synonyme d’ « image » et où il ne prime pas forcément par rapport à l’auditif. Deux titres célèbres illustrent cette période : Les Perses (1961) et Cyrano de Bergerac (1962). Les Perses ont fait l’objet d’une création télévisuelle de Jean Prat (1961) avec une musique de Jean Prodromides et un usage inédit de la stéréophonie (la radio s’ajoutant au poste de télévision). Un disque stéréo proposant la « bande originale de l’émission télévisée » a été édité par Philips la même année, dans la collection « Trésors classiques ». Cyrano de Bergerac, une création télévisuelle de Claude Barma avec Daniel Sorano dans le rôle-titre, avait été diffusé en direct (deux actes ayant été pré-enregistrés) le 25 décembre 1960. Le disque est issu d’un réenregistrement en studio.
L’existence de « revues sonores » montre la vitalité sociale du disque dans les années 1950-1970. Les voix du théâtre occupent une place importante dans le paysage sonore général des actualités ainsi diffusées. En décembre 1959, la revue généraliste Sonorama créée en 1958, rend hommage à Gérard Philipe, un acteur rendu célèbre par le cinéma, mais dont la couverture souligne la dimension théâtrale et le lien au TNP (Théâtre national populaire) de Jean Vilar. Le numéro 42, en été 1962, rendra hommage à Daniel Sorano. La même année est créé un supplément théâtral : Théâtrorama qui connaîtra trois numéros. En 1953, la revue de théâtre L’Avant-Scène et les disques Adès avaient créé ensemble L’Avant-Scène 33 tours, qui éditera quatre numéros.
Le magnétophone, devenu courant après la Seconde Guerre mondiale, a permis un archivage souple du théâtre et une riche création sonore, du fait de la facilité avec laquelle on découpait et montait les bandes. Il a aussi permis aux poètes d’inventer de nouvelles formes de performance. Cependant, la bande magnétique n’a pas servi à diffuser le théâtre dans le public. C'est la cassette audio qui le fera, en créant d’autres situations d’écoute que celles du disque, l’écoute en voiture, par exemple.
La cassette audio est rapidement utilisée pour enregistrer différentes séquences de la vie théâtrale : elle sert aux praticiens, metteurs en scène et acteurs pour l’enregistrement et la réécoute des répétitions. Elle sert aux créateurs son pour fixer des bruits, des airs de musique, les faire entendre facilement au metteur en scène. Enfin, elle sert aux directeurs et régisseurs des théâtres pour l’archivage sonore des spectacles qui y sont créés ou accueillis. À la différence de la captation vidéo, ou de l’enregistrement sur bande magnétique, réalisés avec un matériel difficile à masquer, l’enregistrement sur minicassette permet de « voler » les traces sonores des créations. Spectateurs passionnés de tel ou tel créateur rare, d’un comédien, d’une comédienne, chercheurs voulant disposer de matériaux sur les spectacles qu’ils souhaitent étudier, enseignants ou journalistes spécialisés désireux de faire entendre des extraits des œuvres scéniques, tous ont recours à cet instrument discret devenu accessible, rechargeable, peu coûteux.
Le CD (compact disc, traduit par disque compact) a rapidement connu plusieurs usages dans le champ du théâtre : conserver les archives sonores dont le support était la bande magnétique (par exemple à la BnF), rééditer certains disques et/ou cassettes audio susceptibles de connaître un nouveau succès commercial (parfois sous la forme d’anthologies), éditer pour une diffusion commerciale des enregistrements originaux (une pratique assez rare), proposer des éditions multimédia enrichies de documents audio, visuels et textuels parfois inédits (bonus), dans une perspective plus ou moins explicitement pédagogique.
Du fait de leur taille réduite et de leur solidité, les CD peuvent être glissés dans des ouvrages, revues ou catalogues d’exposition dédiés au théâtre, ajoutant aux documents imprimés, textuels et visuels, une sélection de documents sonores.