par Brigitte Joinnault
Entendre et faire entendre la langue, la percevoir et la faire percevoir dans toute son étrangeté, était un rôle capital du théâtre pour Antoine Vitez. Sa quête était indissociable d’un goût pour la mise en scène d’œuvres inouïes, d’une action constante en faveur de l’écoute des voix, d’une attention extrême portée à la diction, au rythme, à la prosodie, aux accents.
De 1981 à 1988, sous la direction d’Antoine Vitez, le Théâtre de Chaillot devint un haut lieu de la recherche artistique en France, particulièrement actif dans l’exploration du mystère du verbe et de ses manifestations. Ses propres mises en scène, de Guyotat à Garnier, de Racine à Kalisky, de Goethe à Axionov, étaient de véritables corps à corps avec les textes. Les voix parlées, chantées, déclamées des acteurs et des chanteurs, leurs rires et leurs souffles matérialisent un imaginaire poétique et musical de la langue, toujours rendue étrange, miraculeuse.
Il y avait alors deux salles de spectacle à Chaillot, architecturalement et acoustiquement très différentes : la grande salle, reconstruite par Jack Lang en 1974, et la salle Gémier, construite en 1967 sous la direction de Georges Wilson pour doter le TNP d’un outil plus intime et mieux adapté aux écritures nouvelles. Pour sa saison d’ouverture (1981-82), Antoine Vitez réalisa trois mises en scène pour la grande salle et deux pour la salle Gémier.
Antoine Vitez choisit trois textes pour la grande salle : Faust de Johann Wolfgang von Goethe (1808), Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat (1967), et Britannicus de Jean Racine (1669). Trois monuments de la littérature. Trois hommages : à la langue allemande, à l’alexandrin racinien, à la langue incantatoire d’un poète alors censuré (pour Eden, Eden, Eden depuis onze ans).
Il demanda à Yannis Kokkos d’imaginer un dispositif unique pour les trois spectacles, conçus comme une trilogie sur l’enfer, et joués en alternance par les mêmes acteurs. Sur la scène, une forêt figurait la nature. Perpendiculairement, un long praticable avançait dans l’immense salle évidée d’une partie de ses 1250 places, formant une aire de jeu entourée par les spectateurs disposés en fer à cheval. La vision et l’audition différaient considérablement selon l’emplacement des spectateurs et des acteurs, la déperdition était énorme.
On entend, dans ces deux extraits, la dimension ludique, farcesque, et populaire, de la mise en scène d’Antoine Vitez qui entendait « prouver que l’art de laboratoire est le père et le fils de l’art populaire ». (Antoine Vitez, notes, 12 avril 1981). Ainsi, le Faust joué dans la grande salle, le Faust en 5 minutes joué dans les couloirs par deux acteurs déambulant avec trois marionnettes (Faust, Marguerite et Méphistophélès), et le Faust en marionnettes mis en scène par Agnès Van Molder dans le castelet du grand foyer se répondaient, dans une logique de circulation et de contamination mutuelle.
Alors que Valentin, le frère de Marguerite, maudit sa sœur et la traite de catin parce qu’elle s’est donnée à Faust, la comédienne, pour exprimer sa détresse, passe de la langue française à la langue allemande.
Cet extrait d’un débat avec le public montre que cette « parenthèse » en allemand n’allait pas de soi pour tous. « S’il y avait des Allemands dans la salle parmi les spectateurs, cet allemand-là, parlé de cette façon, ne pouvait que leur hérisser le poil, quant aux Français, ils ne le comprenaient pas, alors pourquoi ? […] Est-ce que ça a un sens ? » questionnait un spectateur.
Vitez avait établi la partition verbale de sa mise en scène de Tombeau pour cinq cent mille soldats par montage d’extraits du texte original de Pierre Guyotat. Selon un principe de jeu choral les acteurs passaient de la représentation de figures anonymes et plurielles (soldats, rebelles, femmes), à la prise en charge, passagère, d’une personnalité singulière (la Reine de la nuit, la laveuse de cadavres, Doucen, etc.).
Mise en scène ou lecture, mettre en jeu le rapport entre les langues, réelles et imaginaires, langues. Témoigner du passé colonial de la France, était l’un des devoirs qu’Antoine Vitez assignait aux théâtres nationaux. De la mémoire traumatique de la guerre d’Algérie (Tombeau pour cinq cent mille soldats) aux récitals de contes des mille et une nuits de Nacer Khémir et aux concerts de Hamid Meshbahi, de la situation des ouvriers immigrés venus du Maghreb (Entretien avec Monsieur Saïd Hammadi, ouvrier algérien) à la lecture de poèmes de Tahar Ben Jelloun, les gestes se répondaient, dans les salles et hors salles, pour la reconnaissance et le dépassement du fait colonial.
Pour la salle Gémier en 1981-82, Antoine Vitez arrêta son choix sur deux œuvres fondatrices et exemplaires dans l’histoire des formes et des spectacles européens : L’Orféo, opéra de Claudio Monteverdi (1607) et Hippolyte, tragédie en alexandrins de Robert Garnier (1573). Il demanda à Claude Lemaire de concevoir une scénographie commune pour les deux mises en scène, joués en alternance.
Faire chanter des enfants a capella dans une pièce écrite en 1573, un an après le massacre de la Saint Barthélémy, amplifie, par le contraste entre le chœur des voix enfantines et les soli parlés des adultes, la violence impétueuse du désir et des relations humaines. Antoine Vitez avait déjà expérimenté ce procédé avec le compositeur Georges Couroupos en 1977, pour leur création de Grisélidis, à partir de la nouvelle en vers de Charles Perrault, dans le cadre du programme de théâtre musical du festival d’Avignon.
La prononciation de l’alexandrin était une question poétique et politique essentielle dans le travail de Vitez, un objet de recherche. Manipuler le vers, les unités de souffle, les rimes masculines et féminines, les accents, les diérèses, les douze syllabes, les longues et les brèves, tout l’extraordinaire de la langue, ses potentialités, retrouver la tradition, la régularité, mais aussi inventer des reconstitutions imaginaires de dictions qui n’ont jamais existé, des dictions décalées, exacerbées, au risque de scandaliser, ou d’être accusé de ridicule, était un acte de résistance contre le parler plat et moyen qui dominait alors sur les scènes.
Antoine Vitez admirait l’exceptionnelle rigueur et perfection de la diction de Madeleine Marion qu’il comparait à une grande et divine cantatrice. Elle représentait pour lui une époque du théâtre. « Hippolyte, Madeleine Marion. Cette grande voix m’emplit ; j’en reconnais sans cesse (j’en devine) en moi les inflexions et la cadence. C’est pourquoi je ne sais, à proprement parler, rien faire que te dire ce que j’attends de toi, ce que par avance j’entends. Ainsi le sculpteur – dit-on – découvre à l’intérieur du marbre la statue qui s’y trouve cachée. La voilà, elle est revenue, la beauté de la langue française, dis-je, paraphrasant le poème écrit par Johannes Becher en l’honneur d’Helene Weigel, pour son retour à Berlin. » (Antoine Vitez, Journal de Chaillot, n° 5, février 1982)
Ces quelques extraits d’archives sonores de la saison 1981-82 donnent à entendre un double refus, celui de la diction blanche et celui de la banalisation et du parler quotidien, de l’illusion de proximité qu’ils peuvent engendrer, au profit d’un étonnement constant face à l’étrangeté extraordinaire des langues. Le théâtre à Chaillot se faisait alors conservatoire et laboratoire de la langue.
Après la mort d’Antoine Vitez, Daniel Soulier mit en scène Conversations avec Antoine Vitez, réalisant avec Jeanne Vitez un montage à partir de l’ouvrage d’Émile Copfermann. Pour la deuxième version du spectacle, programmée au Studio de la Comédie-Française, il eut l’idée de choisir Bakary Sangaré pour jouer le rôle d’Antoine Vitez, Pierre Vial jouant celui d’Émile Copfermann.
On peut écouter le mouvement que Bakary Sangaré donne aux phrases, sa maîtrise de la prononciation des sons vocaliques (la richesse des nuances entre les voyelles ouvertes et les voyelles fermées, que l’on entend très bien sur les ‘é’ et les ‘a’ notamment, et qui va contre l’appauvrissement de la langue), sa souplesse dans le jeu avec les longues et les brèves, et dans l’utilisation des accents.
Bakary Sangaré est bien loin, physiquement ou vocalement, de ressembler à Antoine Vitez. Mais sans chercher à l’imiter, il semble porter l’essence de sa présence, cette pensée qu’il nous a laissée en héritage. C’est l’écho d’une âme forte, désirant un théâtre ouvert à toutes les voix, que relaie et fait admirablement résonner l’acteur.