anthologie
ecrire la ville

Méthode pour l’atelier d’écriture

François Bon
  

Préface à l'édition originale (extraits)
Depuis dix ans, d’une façon quasi continue, les ateliers d’écriture ont été pour moi une découverte surprenante du monde lui-même, parce qu’en le nommant nous découvrons l’exigence pour l’écriture de s’ouvrir à des syntaxes et des formes neuves, que ce réel neuf exige, et qui nous le révèlent en retour. Aussi, ce chemin s’est-il ancré peu à peu pour moi dans le comment de ce surgissement de signes imprévus du monde : plus qu’explorer l’univers de formes d’écriture préexistantes, explorer celui d’origines narratives à partir desquelles ce monde au dehors va appeler cette écriture formellement neuve, qui nous aidera à constituer nos propres pratiques, nos propres repères et, bien sûr, susciter à nouveau cette très vieille passion du récit, des histoires, du roman.
C’est ce point de départ qui m’a amené, peu à peu, à utiliser une même poignée de déclencheurs d’écriture très précis avec des publics radicalement divers. Depuis dix ans, une masse accumulée de rencontres, de moments de grande intensité d’émotion, de découvertes parfois suffisamment radicales pour que même mon travail narratif personnel s’en trouve traversé, et se fasse l’écho du bouleversement subjectif qu’avaient induit pour moi ces expériences (C’était toute une vie, Verdier, 1995, 30 rue de la Poste, Le Seuil, 1996, Prison, Verdier, 1998). D’autres fois, de telles singularités et de telles révélations sur l’état du monde que tout le travail était de faire place à ces écritures parmi les autres, et les laisser aller leur chemin en leur nom propre (Sang gris, Verdier, 1991, Phobos, les mal famés, Le Seuil, 1994, Et puis ceux-là, Centre Dramatique National de Nancy, 1997, enfin La douceur dans l’abîme, La Nuée Bleue, 1999). S’il est temps pour moi d’ouvrir les soutes et de mettre en débat ces déclencheurs et ces approches, que ce débat lui-même s’est déplacé dans la vie sociale. Les ateliers d’écriture se sont multipliés, ils sont des relais actifs de la lecture des œuvres contemporaines. Ils reconstituent aussi, lorsqu’ils s’adressent à des scientifiques, à des acteurs de théâtre ou des étudiants de Beaux-Arts, un dialogue entre disciplines, là où la réflexion sur l’écriture (dans les sciences notamment) faisait partie organiquement de la démarche spécifique, mais où la spécialisation ou l’instrumentalisation des savoirs a affaibli le lien. Dans l’enseignement, où on en appelle à nouveau à l’écriture créative, on vérifie l’importance qu’il peut y avoir à fonder sur une pratique personnelle vivifiée et auto-réfléchie l’approche de la littérature : mais cela exige des médiations, une aide au moyen de propositions construites et précises, pas encore assez étudiées. Enfin, dans la diversité et la complémentarité des démarches, se laissent deviner peu à peu des invariants : par exemple, ce n’est pas notre bibliothèque personnelle qui sert pour la médiation, ni les références habituelles des manuels d’enseignement, mais un noyau bien précis de textes parfois encore très neufs, même si des noms comme Antonin Artaud, Julien Gracq ou Claude Simon font partie de notre patrimoine collectif. Mes propres outils se sont suffisamment stabilisés pour que je tente ici d’en présenter l’arborescence, et d’exposer ma manière de les mettre en fonctionnement. On trouvera ailleurs des démarches dissemblables, par exemple basées sur la réécriture ou l’énoncé de contraintes (Claudette Oriol-Boyer, Ateliers d’écriture, L’Atelier du Texte, 1993) : les propositions exposées ici contraignent d’abord à un travail en amont d’elles-mêmes, à chercher de quel point précis, du monde, des formes, des représentations, on va partir. C’est cette place à laquelle on recourt dans le champ global des dispositifs narratifs possibles qui va induire un appel au monde spécifique. On le guidera chaque fois par une proposition de syntaxe ou de forme, mais c’est bien délibérément dans cette mise en rapport d’un dispositif d’origine narrative et d’un appel à transformer le réel en signes que s’ancre ici la démarche. Ces univers nouveaux de signes il faudra les décrypter, les rapporter eux-mêmes au champ littéraire. Des équilibres différents naissent, une attention autre à des textes connus, une importance neuve accordée à certains, qui n’occupent pas forcément le premier plan : Les mots qui prennent toute la place, dit Francis Ponge, ne sont en général pas les nôtres.
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Je partage mes séances d’ateliers en trois temps : un premier temps qui m’est réservé, qui passe par l’improvisation orale, qui est d’une part exposer une consigne, dans son thème comme dans ses propositions formelles, d’autre part exposer la motivation personnelle que j’ai à cet exercice, ce que j’en attends comme révélation d’inconnu (au sens que donne René Char à ce mot : Comment vivre sans inconnu devant soi ?). Même au bout de dix ans, se préparer à cet exposé oral, ce qu’on y donne de soi, impose une préparation lourde, des lectures, une exploration au moins mentale de ce qu’on écrirait soi-même par cet exercice, sous le registre d’une nécessité intérieure. Un deuxième temps est réservé à l’écriture individuelle. Temps d’isolement des particpants, pendant lequel je suis présent et disponible. Je ne me suis jamais contraint à écrire moi-même dans mes séances d’atelier, préférant cette notion de relais : dans mon exposé oral, m’exposer moi à fond, livrer mon attente quant au langage et au récit, justement comme à une question à laquelle je ne dispose pas de réponse. Un troisième temps est celui de la lecture à haute voix des textes, dans la séance même, par les participants. Se concentrer sur un déroulement temporel complexe, multidimensionnel, où il y a de la voix, des regards et du corps, et, pour ce qui me concerne plus, des structures de narration, des choix de syntaxe, des singularités et des fulgurations, mais aussi des remuements plus souterrains. Cette concentration, qui doit se répéter autant de fois qu’il y a de participants, est encore un appel où on ne dispose d’aucune réserve personnelle : commenter, analyser, souligner, faire rebondir, donner confiance. Ce troisième temps, je conduis toujours les séances de façon à ce qu’il soit incompressible : écoutant les textes des autres, chacun constitue mentalement un livre possible, un univers où sa propre exploration tient une place unique.
C’est aussi pour cela que je me suis attaché à éviter les expériences trop ponctuelles, et préférer des cycles d’entre douze à quinze séances, parfois bien plus. La conviction qu’à chaque reprise de l’atelier on engage son écriture depuis ce point d’intensité conquis la fois précédente, et que la première responsabilité de celui qui anime un atelier d’écriture c’est qu’il y a cela à construire : la possibilité pour chacun, après l’expérience collective, de s’orienter dans ses lectures, relire et analyser ses écrits, affronter en solitaire une marche très longue.
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Nous vivons dans un monde en rupture aussi parce qu’une masse considérable de ses objets récents n’a jamais été nommée, et par ceux-là mêmes d’abord qui ont avec ces objets le plus étroit commerce. À commencer par la forme des villes. C’est ce qui induit la force de ces démarches : aller ensemble dans ce qui n’a jamais été dit. Il est donc sûr que celui qui anime l’atelier, et le groupe en tant que tel, reçoit dans le partage autant que celui qui vient d’écrire. C’est sans doute cet aspect-là de la démarche qui est le plus potentiellement explosif, en ce qu’il révèle un état autre de langue qui dit cette rupture : le statut du sujet n’est plus celui de l’état commun ou dominant de la langue, et les structures narratives témoignent d’un rapport au temps ou aux territoires qui n’est plus celui de nos propres représentations, et cela alors que le dispositif de transmission de la langue s’appuie principalement sur un état antérieur, parfois obsolète, des mêmes rapports. Singulière tâche, dans un monde complexe, que d’avoir à dresser par la langue un ensemble de représentations qui ne produit pas de lui-même son état langagier.
S’il ne s’agit pas de technique à transmettre, il n’y a pas de matière ateliers d’écriture indépendante de celui qui conduit l’expérience. Il s’agira plutôt de réfléchir, dans l’arborescence de propositions et le parcours qui suit, à construire un territoire équivalent, en fonction des publics à chacun confiés : comment décliner la proposition, en construire d’autres, et quels seront les appuis possibles dans une bibliothèque encore vierge ou à définir. Ce qui est fascinant, dans des démarches d’ateliers parfois radicalement opposées, c’est comment nous pouvons induire et collecter des textes si semblables, à partir de propositions si dissemblables. Je propose donc ma manière de faire comme ouverture concrète à un questionnement, sans prétention à l’exhaustivité. Ma démarche est plutôt d’isoler, pour les explorer séparément, les invariants d’une chaîne qui va du mental aux choses, se boucle donc elle-même, opposant dire et représentation quand bien sûr, dans l’écriture personnelle, ces invariants agissent ensemble à chaque instant. Il en naît des écritures singulières qui peu à peu se recomposent en démarche identifiable, et c’est ce qui justifie en profondeur cette démarche d’atelier. Cela m’éloigne de pratiques visant d’emblée à la reconduction de formes existantes, écrire une nouvelle, écrire ensemble un roman : pour écrire, s’en tenir à l’usage intransitif du verbe.
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Au bout de quelques séances, les voix sont plus nettement identifiables, et c’est le moment le plus passionnant de ces cycles : alors on peut définir avec chacun, depuis cette singularité émergente, un cadre plus global, une direction formelle. Retravailler ou développer tel texte, ou comment recomposer en texte unique des textes nés de l’atelier, j’en ai toujours fait un rapport individuel, quitte à prendre parfois toute une séance avec un ou une seule, pendant que le reste du groupe écrit, pour en discuter en face à face, au cas par cas : à l’opposé donc de la méthode du creative writing américain telle que racontée dans les deux magnifiques textes de Raymond Carver (Les Feux, Points-Seuil, 1993), élève puis professeur. Mais c’est ce dialogue, amorcé pendant la durée de l’atelier ou du stage, qui se prolongera ensuite, hors conditions d’atelier, et qui fait aussi le sens de ce partage. 
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Je me suis donné comme contrainte personnelle, toutes ces années, que la validité de mes propositions d’écriture était qu’elles puissent s’adresser aussi bien à des publics en situation extrême, difficulté scolaire, situation carcérale ou illettrisme, qu’à des publics bien plus spécifiques (mon expérience personnelle m’a aussi fait travailler avec des scientifiques, des acteurs professionnels, des enseignants), ou ces rendez-vous hebdomadaires d’ateliers librement ouverts, tout publics, sur toute l’année, expérience pour moi extrêmement formatrice par sa durée même. Seule la manière de l’exposer changera, pas ce qu’on en attend : autre gamme de paradoxes, que  telle proposition donnera ici des textes sages, quand bien même la perception de l’enjeu littéraire en sera très fine, et ailleurs, sur une intuition plus limitée des enjeux, des textes plus bruts, mais interrogeant la langue en profondeur. La pertinence d’une proposition, on en croisera souvent l’exemple, ce n’est pas à notre échelle qu’il faut l’exprimer, mais d’abord dans ce seul conflit au présent de la langue et du monde. Cela suppose de s’expliquer antérieurement soi-même avec le plus exigeant enjeu littéraire de ce que la proposition vise. On décompose, de séance en séance, l’acte indivisible d’écrire en facettes univoques bien spécifiques. Mais, ce faisant, on va à la rencontre de textes souvent majeurs qui, sur quelques paragraphes, quelques pages ou quelques lignes, coïncident eux-mêmes avec cette spécificité formelle. C’est ces extraits qu’on trouvera ici. Ces textes, accumulés peu à peu pour leurs qualités de déclencheurs, constituent une bibliothèque différente de notre bibliothèque de lecteur, et à ce titre ils représentent une part de la transmission nécessaire : sur quels textes s’appuyer pour faire écrire, comment s’orienter dans des œuvres parfois massives pour rendre possible cet accès partagé à l’écriture, c’est la raison de ce livre-ci.
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Nous assumons collectivement la responsabilité que les mots ne soient pas un amusement séparé du monde, mais portent une charge d’être vitale. Et c’est cela aussi qu’il s’agit de mettre en partage : le langage et l’être n’existent pas hors de la relation qui les pose. Mais cette relation, à son tour, ne laisse jamais ses deux termes inchangés dans l’acte qui l’établit. Implication doublement transformante, penser l’origine de ce mouvement amène à la vision d’énigmes premières. Énigme là, au présent, perceptible, dès lors qu’on interroge la parole, ou la représentation dans son instant. Il ne s’agit pas de poser cette transformation comme finalité du travail entrepris, d’ailleurs on la manquerait. Mais de savoir qu’on la met en jeu, c’est précisément cela qui va nous guider : ce qu’on va mettre en mouvement, même un instant, et quels enjeux de l’être comme du langage peuvent déplacer cette mise en mouvement de l’être dans ce qu’il dit et par ce qu’il dit. L’atelier d ‘écriture consiste à susciter et organiser le biais et l’intensité de cette mise en mouvement, à établir à la fois l’obligation de risque et la protection nécessaire, mais trouve en cela aussi sa limite.
   

François Bon,
Tous les mots sont adultes, méthode pour l'atelier d'écriture
Fayard, 2000, nouvelle édition refondue et augmentée, 2005.