Le point de départ, si je veux, est l’espace noir
sous l’arche du pont, en biais. Au loin les lumières affaiblies
des files de voiture qui roulent sur le quai en face. La masse noire des
péniches, à côté, dans la nuit. Incertitude de
ce départ.
[…]
Dans le village, la petite gare obscure. Le vent s’engouffrait par la porte
battante. Il n’y avait dans la salle personne d’autre. La banquette
circulaire était large. Assis recroquevillé, les bras serrés
contre toi. Le froid. Avec la fatigue et la faim. Les rosiers grimpants raclent
les vitres. Taches roses quand tu ouvres les yeux. Essai infructueux de fermer
la porte, bruit régulier, envahissant. Misère, volonté de
rien, pas de mort, pour finir, arrêter ça – souvenir d’un
visage, un peu mou, contours soufflés.
[…]
Sur la passerelle, la gare n’était pas loin pour le voyage, et sous
moi les dizaines de voies, pas encore séparées, unies dans l’horizon,
glacé immobile dans les bouffées fumeuses, le vent soufflant partout
qui m’enlevait à cette panique immense. Pas de courbe solitaire,
pas de support liquide, rien pour l’évanouissement. La passerelle,
au bout du tunnel, ouverture par là sur notre zone, ton chemin à toi
de chaque soir. Par moments ta voix, redescente du temps.
Ce ne sont pas les mêmes maisons.Ici c’est la ville vraiment, des
maisons avec des jardins peut-être, mais la ville pourtant, on sent, en
bas de la pente au loin tout le quartier industriel de l’Est, les gazomètres
les cheminées d’usines fumantes, échappées blanches
dans le gris du matin. Plein d’épaisseur.
[…]
C’était
un ancien café avec une tonnelle, deux jeux de boules, une petite salle
pleine de gens du quartier le dimanche qui venaient danser là, beaucoup
d’Espagnols. Maintenant ils ont démoli, c’est un champ de
décombres des portes ouvertes dans le vide sans escaliers, un morceau
d’évier dans un coin de mur sans rien autour. De là, dans
la boue, on a cette vue sur tout l’Est. À un autre moment nous venions
là dans la semaine, l’après-midi, quelques tables sous les
arbres, il n’y avait presque personne, on regardait autour, calmement.
Quelque chose qui ne pourrait servir que pour ce voyage-là. Une exacte
nécessité de mêler ces villes, les relier par ce long chemin
qu’on fait. Le soleil disparaît ici en ce moment, ici – ce
lieu – y être tout entier, en pleine absence pourtant – quel
lien. Que faire ici – par hasard seulement. Pas de question, il n’arrive
rien d’autre. Rattraper à travers les routes, les villes, les maisons,
ce qu’il y a, pas seulement les histoires de temps, mais son parcours à elle,
le mien. Comment y arriver. Pas exactement rattraper, saisir. Les vrais bruits
vont finir par s’apaiser.