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Les sources du Nil

Jean-Jacques Salgon
Jean-Jacques Salgon est né en 1948 en Ardèche dans une famille dont les origines vivaraises remontent au XVIe siècle. Fils et petit-fils d’instituteurs, il passe son enfance et son adolescence à Pont d’Ucel puis à Aubenas. Il a séjourné en Algérie et en Côte d’Ivoire. Scientifique de formation, il enseigne la Physique.

La Grand-Rue
Je remonte la Grand-Rue déserte tandis que la lumière du jour faiblit. Des ponceaux franchissent d’anciens bras du Mignon asséchés. On voit la bouche noire d’un vieux moulin béant sur un canal vide. Sur l’un de ces ponts, la tête sculptée de Caillié est posée en haut d’une colonne. Le monument date de  1842 et ce pourrait tout aussi bien être la tête de Chateaubriand ou de Lamartine. De l’autre côté de la rue, une petite plaque noire est apposée au-dessus d’un gigantesque portail en tôle ondulée : c’est là qu’est né René Caillié.
Quelque chose de profondément mortifère se dégage de cette rue vide et triste, comme un ennui séculaire que rien, pas même les efforts de la municipalité qui a disposé ça et là des petits panneaux didactiques diversement illustrés, ne saurait être parvenu à dissiper. Plus haut, on aborde le quartier commerçant, juste en amont de la boutique docteur Bossuet dont les volets sont clos. Les boutiques, également closes, montrent des enseignes démodées, dans le style moderniste des années soixante. Il semble que le seul négoce viable soit ici celui des gazinières et des congélateurs. Sauter et Vedette règnent en maîtres. Tout en haut de la rue, voici une devanture qui tranche sur les autres : toute carrelée de jaune et de noir, c’est celle de la boutique de Jacky Chagneau, naturalise. Derrière la vitrine, diverses variétés de canards font bon ménage avec un renard roux qui s’est couché au pied d’un pot de bougainvillées. Ces animaux empaillés, qui semblent les seules créatures vivantes du village, me font penser aux lapins de La Nuit du chasseur. Dès que j’aurai le dos tourné, ils vont sûrement se remettre à bouger.
Enfin, le seul établissement ouvert est l’hôtel restaurant du Coq Hardi. Au bar, deux hommes en bleus de chauffe et Pataugas, juchés sur des tabourets, sont affalés sur le comptoir. Il règne une forte odeur de tabac froid, les murs sont couleur caca d’oie, les tables en formica faux acajou. D’une arrière-salle s’échappe un brouhaha, des éclats de voix.

Le bunker
On est dans les parages de Saint-Ouen-d’Aunis.
Il fait beau, cependant, un vent léger pousse dans le ciel bleu des petits nuages, juste de quoi faire courir quelques ombres furtives sur l’étendue plate et uniforme des labours.
J’ai garé ma voiture près de la ferme de La C. Un peu plus loin, il y a un bunker qui forme une sorte de tertre sauvage, un îlot de verdure, recouvert d’une multitude d’arbustes et de broussailles. Mais par endroits on voit encore surgir de la végétation des pans de béton gris qui laissent deviner l’entrée d’une galerie ou la fenêtre d’un poste de tir.
Les prunelliers sont en fleur et distillent un parfum délicat. Quelques insectes bourdonnent au soleil. Il faut bien qu’ils en profitent, car dans le même temps, à proximité de la ferme, un cultivateur en tenue de combat (combinaison kaki) vient de déployer les deux ailes géantes d’un engin d’épandage et s’apprête à faire pleuvoir sur ses champs un pesticide rouge sang.
Mais près du bunker, on ne craint rien. D’ailleurs, en le contournant, on se retrouve juste au bord du canal antichar, en un lieu plutôt bucolique qui pourrait aussi bien s’appeler Paradis Plage : une pelouse verte et tapissée de pâquerettes s’incline en pente douce vers la berge. Il y a un saule pleureur, une barque et une sorte de cabine grillagée semi aquatique où l’on a enfermé quelques canards qui peuvent ainsi continuer à barboter. Dans un hangar en tôle ondulée, sont entreposés des chaises en plastique, une table de jardin, un parasol et un barbecue. Est-ce avec ce matériel que l’occupant compte repousser les assauts de maquisards ? La simple vue d’un matériel de pique-nique suffirait-elle pour leur faire rendre les armes ? À moins qu’un lâcher de colverts ne mette leurs troupes en déroute.


Extraits de : Jean-Jacques Salgon, Aux sources du Nil
Éditions L’escampette, 2005