La Grand-Rue
Je remonte la Grand-Rue déserte tandis que la lumière
du jour faiblit. Des ponceaux franchissent d’anciens bras du Mignon
asséchés. On voit la bouche noire d’un vieux moulin béant
sur un canal vide. Sur l’un de ces ponts, la tête sculptée
de Caillié est posée en haut d’une colonne. Le monument
date de 1842 et ce pourrait tout aussi bien être la tête
de Chateaubriand ou de Lamartine. De l’autre côté de
la rue, une petite plaque noire est apposée au-dessus d’un gigantesque
portail en tôle ondulée : c’est là qu’est
né René Caillié.
Quelque chose de profondément mortifère se dégage de cette
rue vide et triste, comme un ennui séculaire que rien, pas même
les efforts de la municipalité qui a disposé ça et là des
petits panneaux didactiques diversement illustrés, ne saurait être
parvenu à dissiper. Plus haut, on aborde le quartier commerçant,
juste en amont de la boutique docteur Bossuet dont les volets sont clos. Les
boutiques, également closes, montrent des enseignes démodées,
dans le style moderniste des années soixante. Il semble que le seul négoce
viable soit ici celui des gazinières et des congélateurs. Sauter et Vedette règnent
en maîtres. Tout en haut de la rue, voici une devanture qui tranche sur
les autres : toute carrelée de jaune et de noir, c’est celle
de la boutique de Jacky Chagneau, naturalise. Derrière la vitrine, diverses
variétés de canards font bon ménage avec un renard roux
qui s’est couché au pied d’un pot de bougainvillées.
Ces animaux empaillés, qui semblent les seules créatures vivantes
du village, me font penser aux lapins de La Nuit du chasseur. Dès
que j’aurai le dos tourné, ils vont sûrement se remettre à bouger.
Enfin, le seul établissement ouvert est l’hôtel restaurant
du Coq Hardi. Au bar, deux hommes en bleus de chauffe et Pataugas, juchés
sur des tabourets, sont affalés sur le comptoir. Il règne une forte
odeur de tabac froid, les murs sont couleur caca d’oie, les tables en formica
faux acajou. D’une arrière-salle s’échappe un brouhaha,
des éclats de voix.
Le bunker
On est dans les parages de Saint-Ouen-d’Aunis.
Il fait beau, cependant, un vent léger pousse dans le ciel bleu des petits
nuages, juste de quoi faire courir quelques ombres furtives sur l’étendue
plate et uniforme des labours.
J’ai garé ma voiture près de la ferme de La C. Un peu plus
loin, il y a un bunker qui forme une sorte de tertre sauvage, un îlot de
verdure, recouvert d’une multitude d’arbustes et de broussailles.
Mais par endroits on voit encore surgir de la végétation des pans
de béton gris qui laissent deviner l’entrée d’une galerie
ou la fenêtre d’un poste de tir.
Les prunelliers sont en fleur et distillent un parfum délicat. Quelques
insectes bourdonnent au soleil. Il faut bien qu’ils en profitent, car dans
le même temps, à proximité de la ferme, un cultivateur en
tenue de combat (combinaison kaki) vient de déployer les deux ailes géantes
d’un engin d’épandage et s’apprête à faire
pleuvoir sur ses champs un pesticide rouge sang.
Mais près du bunker, on ne craint rien. D’ailleurs, en le contournant,
on se retrouve juste au bord du canal antichar, en un lieu plutôt bucolique
qui pourrait aussi bien s’appeler Paradis Plage : une pelouse
verte et tapissée de pâquerettes s’incline en pente douce
vers la berge. Il y a un saule pleureur, une barque et une sorte de cabine grillagée
semi aquatique où l’on a enfermé quelques canards qui peuvent
ainsi continuer à barboter. Dans un hangar en tôle ondulée,
sont entreposés des chaises en plastique, une table de jardin, un parasol
et un barbecue. Est-ce avec ce matériel que l’occupant compte repousser
les assauts de maquisards ? La simple vue d’un matériel de
pique-nique suffirait-elle pour leur faire rendre les armes ? À moins
qu’un lâcher de colverts ne mette leurs troupes en déroute.