Devant ma fenêtre, traversant le chantier de l’Université en
partie couvert d’herbes folles, deux petits garçons vêtus
de blouses bleues, l’une claire, l’autre, celle du plus petit,
plus foncée, portent à peins bras chacun une gerbe de foin
séché. Ils la traînent le long de la côte. Charme
de ce spectacle pour l’œil. 20 août 1912.
Ce matin, de bonne heure, le chariot vide avec un grand cheval maigre devant.
Tous deux, faisant un ultime effort pour gravir la côte, extraordinairement étirés
en longueur. Le spectateur les voit posés de travers. Le cheval, les pattes
de devant légèrement levées, le cou tendu latéralement
et en hauteur. Au-dessus de lui, le fouet du cocher. 20 août 1912.
L’insatisfaction dont une rue offre l’image : chacun lèvre
les pieds pour quitter la place où il se trouve. 21 août 1912.
Les histoires que racontait H., hier au bureau. Le tailleur de pierres qui lui
a mendié une grenouille sur la route. Il l’a tenue solidement par
les pattes, et l’a avalée en trois coups de dents : un pour
la tête, un pour le tronc, un pour les pattes. 18 septembre 1912.
Löwy me parle d’un de ses amis qui est marié, qui, vivant à Postin,
petite ville aux environs de Varsovie, se sent isolé dans son intérêt
pour les idées progressistes, et , par suite, malheureux. « Postin,
c’est une grande ville ? – Grande comme ça »,
et il me tend la paume de sa main. Elle est couverte d’un gant jaunâtre
et rugueux, et elle figure un désert. 22 novembre 1912.
Aujourd’hui, passé tout l’après-midi sur le canapé dans
un état de fatigue douloureuse. Le bruit du balais qu’on passe sur
le tapis dans la chambre d’à-côté est perçu
par l’oreille comme celui d’une traîne qui bouge par saccades.
18 mars 1912.
Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer
et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être
déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer. 21 juin 1913.
Le couple en voyage de noces qui sortait de l’hôtel de Saxe, dans
l’après-midi. Mettent une carte à la boîte. Visages
peu caractéristiques à première vue. 1er juillet 1913.
Un collier de petites boules d’or sur un cou bruni. 3 juillet 1913.
Observé, hier. La situation qui me convient le mieux : écouter
la conversation de deux personnes en train de discuter une affaire qui les touche
de près, tandis que je n’y prends qu’une part très
lointaine, absolument désintéressée par surcroît.
22 octobre 1913.
Dans une cour violemment éclairée par le soleil, deux chiens venant
de directions opposées couraient à la rencontre l’un de l’autre.
18 novembre 1913.
Je suis allé au cinéma. Pleuré. Avant, un film triste, L’accident
du dock, après un comique, Enfin seul. Je suis absolument
vide et insensible. Le tramway qui passe a plus de signification vivante que
moi. 20 novembre 1913.
L’enfant de la concierge, qui m’a ouvert la porte. Empaqueté dans
un vieux châle de femme, blême, avec un petit visage engourdi et
potelé. La nuit, la concierge le transporte ainsi arrangé jusqu’à la
porte de la rue. 27 novembre 1913.
J’étais assis chez Weltsch dans un fauteuil à bascule, nous
parlions du désordre de notre vie, lui malgré tout avec une certaine
confiance. « Il faut vouloir l’impossible ! ».
Moi, sans même avoir cela, dans le sentiment d’être le délégué de
mon vide intérieur, qui est exclusif et pas même exagérément
grand. 16 décembre 1913.
La silhouette d’un homme qui, les bras à moitié levés
dans un geste asymétrique, se tourne vers le brouillard total pour s’y
engager. 17 décembre 1913.
La jeune fille au café. Sa jupe étroite, sa blouse de soie blanche,
vague et garnie de fourrure, son cou nu, son chapeau gris de même étoffe
qui lui emboîte la tête. Visage plein qui rit et qui respire éternellement,
regard bienveillant quoiqu’un peu affecté. 12 janvier 1914.
Violente averse. Mets-toi face à la pluie, laisse ses rayons de fer te
pénétrer, glisse dans l’eau qui veut t’emporter, mais
ne bouge pas, reste droit et attends le soleil qui va couler à flots,
subitement et sans fin. 27 mai 1914.