"Quand il naît"

Poème juif du XIIIesiècle construit comme une partition de cinq ans en cinq ans, puis de dix en dix.

   

 

Quand il naît, de son sort, que l'homme de poussière
Se souvienne : à sa mort, il s'en retourne en terre

Souhaitez bonne chance à l'enfant de cinq ans !
Il a les désirs clairs comme un soleil montant
Sur les seins de sa mère, il repose, il attend
Que vienne son transport : l'épaule de son père

À l'enfant de dix ans épargnez la morale
Bientôt il grandira et connaîtra le mal
Racontez au petit des contes peu banals,
Lui, joie de ses parents et rire de ses frères

Ah ! Quand il a vingt ans ! Belle vie de garçon...
Agile comme un faon qui enjambe les monts,
Faisant fi de l'étude, ignorant les sermons
Une biche jolie sera sa souricière !

En la main d'une femme, à trente ans il est prêt
De choir. Il se relève, il est pris dans les rets
Harcelé de partout par les arcs et les traits :
Demandes de l'épouse, enfantines prières...

Résigné, tremblotant, il arrive à quarante,
Et se contente de sa vie, bonne ou méchante...
Il oublie ses amis : c'est qu'il court sur la pente,
sentinelle veillant sur son maigre salaire.

À cinquante, il revoit les jours de peu de prix :
Le temps du deuil arrive, il se plaint, il s'écrie.
Pour les trésors du monde il montre son mépris,
Car il craint que son heure approche, familière...

On demande à soixante : "et comment va-t-il donc ?
Ses arbres ont encore rameau, racine et tronc ?"
Ce qu'il reste de lui est ténu comme un jonc
Et personne ne peut se dresser pour l'aider dans sa guerre.

Ses années ont atteint les soixante-dix ans.
On ne le voit plus, ni ne l'écoute en passant.
Il n'est plus qu'un fardeau sur ses amis pesant,
En charge pour lui-même et sa canne grossière.

Quel poids pour ses enfants au seuil de quatre-vingts !
Il a perdu la vue, il n'a plus l'esprit sain,
Méprisé de ses fils, moqué par les voisins,
Sa coupe est du poison, son pain un fiel amer !

Au-delà de ce chiffre, on le compte pour mort...
Heureux qui peut s'abstraire, indifférent au sort,
Et qui ne pense à rien, si ce n'est en son for,
À la rétribution de l'âme, aux fins dernières...

     
 

Abraham Ibn Ezra, "Quand il naît".
Extrait de Jardin d'Éden, jardins d'Espagne..., traduction M. Garel (Paris, Le Seuil et BnF, 1993, p. 129-130)

 


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