L'âge de 12 ans

À 12 ans, le Roman de Silence, écrit au XIIIe siècle, plante le personnage à première vue inattendu à cette date d'une jeune fille en pleine crise d'identité sexuelle. Silence, tel est son nom, découvre qu'elle est une fille et non un garçon et qu'il va désormais lui falloir suivre le programme éducatif de Nature et non de Culture : vivre enfermée dans la chambre des dames à coudre et à broder alors qu'elle ne rêve que de chevauchées et de chasse ; elle s'insurge. Simone de Beauvoir, pour qui "on ne naît pas femme, on le devient" (Le Deuxième Sexe), n'aurait pas rejeté cette histoire... L'âge de 12 ans marque donc le temps où les sexes se séparent définitivement, le moment où, d'ailleurs, la fille devient légalement adulte alors qu'il faut à ses frères attendre encore deux ans pour acquérir ce statut.

   



Quand l'enfant en sut assez pour s'apercevoir qu'il était une fille, son père lui expliqua pour quelle raison on cachait ainsi son véritable sexe [pour qu'elle puisse hériter, bien qu'étant une fille, le royaume de Cornouailles]. Son père, sa mère, le sénéchal, la nourrice, tout le monde l'exhorte à se conduire comme il convient, et il est dans de telles dispositions qu'il écoute leurs conseils. Pour l'endurcir et lui apprendre à monter à cheval, le sénéchal l'entraîne dans des courses à travers bois et rivières – et ce n'est pas ce qui manque, dans ce pays ! Et plus souvent encore, il l'expose aux ardeurs du soleil, pour qu'il acquière un hâle plus viril. L'enfant a tellement pris l'habitude de vivre comme un garçon, et si bien renoncé à toute attitude féminine, qu'il s'en faut de peu qu'il soit véritablement un mâle ; mais en lui-même, profondément, il n'a rien de viril : sous les vêtements, c'est une fille !
(...)
Mais, quand il eut atteint 12 ans, voilà que surgit Nature, qui lui fait de violents reproches : "C'est vraiment un étrange spectacle, que de te voir t'amuser comme un garçon et t'exposer au vent et au soleil ! Je t'ai créée de mes propres mains, selon un modèle tout à fait spécial, et cette beauté dont je suis si avare, je l'ai tout entière rassemblée en toi. (...) En te conduisant comme tu le fais, tu m'outrages gravement. Tu ne dois pas te promener dans la forêt, tirer des flèches, chasser à l'arc. Va dans ta chambre faire de la couture : c'est la loi de nature ! Tu n'es pas Silencius !"

Et l'enfant répond : "Je n'ai jamais rien entendu de tel ! Silencius ! Qui suis-je donc ? Mon nom est Silencius, il me semble, ou bien alors je suis autre que je n'étais. Mais je sais bien, sur ma tête, que je ne puis être autre ! C'est donc bien Silencius que je suis, sans aucun doute, ou alors je ne suis personne !"
(...)
Mais voici que survient Culture, qui voit que l'enfant parle à Nature ; elle lui dit : "Que fais-tu donc ?" L'enfant répond : "Nature discute avec moi et, ma foi, elle n'a pas tort : elle me montre ce que doit être un comportement normal, car le mien n'est pas naturel. Jamais aucune femme autour de moi n'a vécu de cette façon, et je ne mènerai pas cette vie-là plus longtemps. Je ne veux pas couper mes cheveux, déchirer mes vêtements, porter des pantalons ; je ne veux plus vivre comme un garçon, et porter arc et carquois !"
(...)
Ces propos n'étaient certes pas pour plaire à Culture ; elle gronde, proteste, se met en rage contre Nature et lui lance des regards courroucés ; elle la menace : "Laissez tranquille mon élève, maudite Nature ! Je l'ai complètement dénaturée, elle n'aura plus rien à voir avec vous !"
(...)
Et voici que Silence subit un nouvel assaut : Raison lui démontre, arguments à l'appui, que s'il décide de renoncer à l'éducation qu'il a reçue pour faire ce que veut Nature, cela équivaudra presque pour lui à la mort. (...). Tant et si bien que Silence est convaincu que c'était suivre un fort mauvais conseil que de renoncer à sa bonne vieille manière de vivre pour mener la vie d'une femme. Il lui revient à l'esprit ces jeux auxquels on joue dans une chambre et dont il a souvent entendu parler (...). Il voit bien que, finalement, mieux vaut être un homme qu'une femme : "Vraiment, se dit-il, j'aurais bien tort de vouloir être au-dessous, alors que je suis au-dessus !"

     
 

Hélis de Cornouailles, Roman de Silence, Éd. Lewis Thorpe, Cambridge, 1972, publié par M. Gally et C. Marchello-Nizia, Littératures de l'Europe médiévale (Paris, Magnard, 1985, p. 272-273)




retour