Le château de la Dame Veuve
 
  Messire Gauvain salua le jeune homme et s'en alla à vive allure, sans souci du chemin à suivre, se laissant guider par le hasard. Cette forêt si belle le ravissait, où il voyait le gibier passer devant lui en troupes nombreuses. À la fin du jour, il atteignit l'une des extrémités de la forêt ; le soir était calme et serein dans le soleil couchant, il avait bien fait vingt lieues, depuis sa rencontre avec le jeune homme, et il craignait de ne trouver aucun refuge. Il déboucha dans la plus belle des prairies, et après avoir parcouru une petite distance, il vit apparaître à l'orée de la forêt un château sur une éminence ; il était clos d’une ceinture de murs crénelés ; par-dessus la muraille, on pouvait apercevoir de magnifiques salles à fenêtres, ainsi qu'un donjon fort ancien au centre ; le château était tout entouré de beaux cours d’eau, de vastes prairies et de riches forêts.
 
 

Messire Gauvain se dirigeait de ce côté, quand il vit sortir un jeune écuyer à cheval qui venait dans sa direction à grande allure. Dès que le jeune homme fut parvenu près de messire Gauvain, il le salua fort poliment :
– Bienvenue à vous, seigneur !
– Que le sort vous soit favorable, répondit messire Gauvain. Cher jeune ami, quel est ce château ?
– C'est celui de la Dame Veuve, seigneur.
– Et quel en est le nom ?
– Camaalot ; il appartenait à Julain le Gros, qui était un vaillant chevalier et un homme de bien. Il est mort il y a bien longtemps, et ma dame est demeurée sans aide ni recours. Le château est sur le pied de guerre, car on veut le lui prendre : c'est le Seigneur des Marais, allié à un autre chevalier, qui est en guerre avec elle. Ils se sont déjà emparés de sept de ses châteaux, et ils veulent encore celui-ci. Elle souhaite vivement le retour de son fils, car elle a pour seul secours sa fille unique et cinq chevaliers fort âgés qui l'aident à défendre son château. Seigneur, poursuivit-il, la porte est fermée et le pont relevé, car on doit être vigilant. Si vous le voulez bien, vous me direz votre nom et j'irai faire abaisser le pont-levis et ouvrir la porte ; je dirai que vous passerez la nuit ici.
– Grand merci, dit messire Gauvain ; quant à mon nom, on l'aura appris avant que je quitte le château !

 
 
 

Perlesvaus, le Haut Livre du Graal, début du XIIIe siècle, traduction de Christiane Marchello-Nizia (La Légende arthurienne, Laffont, "Bouquins", 1989, p. 156)