Le texte

     

Libre transcription en français moderne du passage concernant la réception de Charles IV de Bohême par son neveu Charles V, d'après l'édition de Paulin Paris.

Grandes Chroniques de France. Livre de Charles V. Chapitre LXIV.

 

  Le dîner qui eut lieu dans la grand-salle du Palais et son ordonnance



De gauche à droite siégeait l'archevêque de Reims, l'empereur et le roi occupant le centre du mur de la salle [qui est face à l'entrée] ; à côté du roi de France, siégeait le roi des Romains. Le roi de France se trouvait à distance égale de l'empereur et du roi des Romains. Chacun était séparément abrité d'un ciel de dais en drap d'or, bordé de velours aux armes de France et par-dessus ces trois dais s'en trouvait un grand de même longueur que la table. Tous les piliers et les fenestrages, derrière la table, étaient très richement houssés de drap d'or.

À côté du roi des Romains, mais à une certaine distance, vers le bout de la table, avaient pris place trois évêques : l'évêque de Bruxelles, l'évêque de Paris et celui de Beauvais. Sous le dais suivant qui se trouvait entre la table de marbre et [l'endroit où siégeait] le parlement se tenaient le duc de Saxe, le dauphin de Viennois, fils aîné du roi et les ducs de Berry, de Brabant, de Bourgogne, le fils du roi de Navarre, le duc de Bar et le duc Henry. En bout de table, il y avait le chancelier de l'empereur, qui n'était pas évêque. Le duc de Bourbon, le comte d'Eu, le seigneur de Coucy et le comte d'Harcourt n'avaient pas pris place à la table mais été restés debout près du dauphin pour lui tenir compagnie et le protéger de la foule. Les autres ducs et princes mangeaient sous les autres dais en belle et bonne ordonnance. Le dais sous lequel mangeait le dauphin, avait un ciel palé de velours et de drap d'or comme le grand dais qui était au-dessus et avait même longueur que la table. Le reste de la grand-salle du Palais était couvert de tapis de haute lisse historiés, si bien disposés qu'ils n'empêchaient pas de voir les statues des rois qui se trouvent sur le pourtour.

Il y avait dans la dite salle, cinq dais, en comptant celui de la table de marbre, trois dressoirs à vin très richement parés et garnis de vaisselle d'or et de grands flacons émaillés d'argent. Le second, situé près du siège des requêtes, était rempli de pots, flacons et autre vaisselle d'or. Le troisième installé plus loin, au milieu de la salle, sous l'une des arcatures, était couvert de la vaisselle d'argent destinée au service ordinaire de la salle. L'emplacement des deux grands dais et les trois dressoirs étaient protégés et défendus de manière efficace par de solides barrières, des "portes-coulisses" [herses] et des palis aux sommets bien aiguisés, placés tout autour. On ne pouvait atteindre ces endroits qu'en empruntant certains passages dûment défendus par des chevaliers préposé à leur garde.

À en croire le rapport des hérauts, huit cents chevaliers, sans compter les autres gens, participèrent à ce repas. Bien qu'il eût ordonné quatre assiettes de quarante paires de mets, le roi fit ôter une assiette pour la commodité de l'empereur afin qu'il ne soit pas obligé de rester assis à table trop longtemps. Aussi ne servit-on que trois assiettes de trente paires de mets coupés de deux entremets qui se déroulèrent comme il s'ensuit.

Le thème requis fut la conquête de la sainte cité de Jérusalem par Godefroy de Bouillon. Le roi choisit cette histoire en fonction de ses hôtes car il lui semblait qu'à de si grands personnages de la chrétienté et qui plus est, à des gens qui auraient pu se trouver en pareille situation de s'engager au service de Dieu, on ne pouvait donner l'exemple d'un fait plus notable.

Pour bien retracer et figurer les faits, on procéda comme il s'ensui  : à l'extrémité de la salle du palais, qui formait un espace bien clos caché aux regards extérieurs, il y avait une nef en forme de navire pour aller en mer, pourvue de voiles, de mâts et d'un château à la proue et à la poupe comme il se doit pour ce type de navire. Il était joliment peint et plaisamment décoré. L'intérieur était garni de gens costumés en soldats ; leurs cottes d'armes, écus et bannières étaient aux armes de Jérusalem que portait Godefroy de Bouillon. Ils étaient jusqu'à douze qui arboraient les armes des capitaines qui participèrent à la conquête de Jérusalem avec le dit Godefroy. Pierre l'Ermite se tenait debout à l'avant de la nef comme l'histoire le rapporte. La nef fut alors mise en mouvement par des gens qui étaient cachés à l'intérieur. Elle fut habilement déplacée par le côté gauche du palais et tournée avec tant d'aisance qu'on eut dit qu'elle glissait sur l'eau. Elle se plaça de l'autre côté de la salle, à la gauche du grand dais.

   

Après ce premier [tableau], apparut à l'endroit d'où était partie la nef, un entremets à l'image de la cité de Jérusalem. On y voyait le Temple, bien imité, eu égard à l'espace disponible, et une haute tour, sise contre celui-ci, ressemblant aux tours du sommet desquelles les Sarrazins crient leur loi. Là, un homme vêtu en habit de Sarrazin criait la loi en langue arabique à la manière des Sarrazins. Cette tour était si haute que celui qui se trouvait dessus atteignait presque les poutres du plafond. En bas, tout autour de la dite cité, il y avait des imitations de murs de tours et de créneaux ; ils étaient garnis de Sarrazins armés, tenant bannières et penons, prêts à combattre pour défendre la ville. Ce décor fut amené par des gens cachés à l'intérieur, jusqu'à la droite du grand dais. Lors les deux entremets se placèrent en vis à vis. Les gens qui étaient dans la nef en descendirent et vinrent donner l'assaut à la cité. Longtemps ils l'assaillirent et il y eut bon exercice de ceux qui montaient à l'assaut par les échelles. Finalement, ceux de la nef eurent l'avantage et conquirent la cité. Ils jetèrent par dessus bord ceux qui étaient costumés en Sarrazins et remplacèrent leurs bannières par celles de Godefroy et de ses compagnons. Toute cela fut exécuté et rendu de bien meilleure manière que l'écrit aurait pu le faire. Et quand la scène fut jouée, les entremets furent ramenés tout entiers à leur place primitive.

Après cela le dîner s'acheva ; les nappes furent ôtées et l'on donna l'eau à l'empereur et au roi ; ils se lavèrent aussitôt, ensemble, l'un comme l'autre ; le roi des Romains se lava peu après. Comme la foule était considérable, bien que le dais sous lequel se trouvaient l'empereur et le roi eût été protégé par les gardes postés aux barrières, le roi ordonna, à la demande de l'empereur, que les épices et le vin soient apportés à leurs places où ils venaient de dîner ; ceci pour éviter que l'empereur ne soit trop bousculé et indisposé par sa maladie [Charles IV souffrait de la goutte]. Il en fut ainsi et l'on amena le dauphin que le duc de Bourbon porta et tint debout sur la table à deux pieds de distance entre l'empereur et le roi. On présenta les épices à l'empereur à la demande du roi ; son frère le duc de Berry et le duc de Bourgogne servirent également le roi. Ils prièrent moult l'empereur et le roi de se servir, ce que l'un est l'autre firent aussitôt et semblablement de la boisson. Le duc de Brabant servit du vin à l'empereur son frère et le duc de Bourbon donna à boire au roi. Peu après, le roi des Romains prit des épices et du vin que lui présentèrent respectivement le comte d'Eu et l'un de ses chevaliers.

Après le service du vin et des épices, l'empereur fut sorti de table et installé dans sa chaise. Pour éviter trop grande presse, l'empereur et le roi ne partirent pas ensemble. L'empereur fut porté directement à sa chambre en passant par le milieu de la grand-salle, la porte des merceries et les grandes allées. Le roi délégua auprès de lui ses frères pour l'escorter puis il s'en alla à son tour en compagnie du roi des Romains. Ils se rendirent à la chambre du parlement où ils conversèrent en présence des ducs et princes de l'empire, de l'évêque et du chancelier qui étaient venus avec l'empereur, ainsi que de plusieurs seigneurs et chevaliers qui se trouvaient là, autant que la chambre pouvait en contenir. Ensuite, le roi et le roi des Romains se retirèrent. Ils quittèrent la chambre du parlement par l'arrière et, empruntant les grandes allées, ils s'en allèrent chacun dans sa chambre. Il était tard quand tout ceci s'acheva.

Avant que les derniers aient fini de manger – et ils furent aussi nombreux que les premiers  – il faisait presque nuit. Aussi le roi ne soupa-t-il pas dans la salle mais privément dans une pièce contiguë à sa chambre. L'empereur et son fils soupèrent aussi dans leurs chambres. Toutefois, le roi eut à souper la majorité des seigneurs de son royaume qui se trouvaient alors à Paris. Après ce repas le roi prit avec lui ses frères et quelques personnes et alla voir secrètement l'empereur dans sa chambre. Tous deux s'assirent sur des chaises qu'ils placèrent côte à côte et tinrent une conversation enjouée pendant un bon moment. Puis le roi se retira et regagna sa chambre où le roi des Romains vint le rejoindre et prit avec lui du vin et des épices. Le roi des Romains prit ensuite congé et fut raccompagné par les frères du roi. Chacun se retira et alla se coucher. Ainsi s'acheva la journée ; ce fut un mercredi en la fête de l'Épiphanie.