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De gauche à droite siégeait l'archevêque
de Reims, l'empereur et le roi occupant le centre du mur de la salle [qui
est face à l'entrée] ; à côté du
roi de France, siégeait le roi des Romains. Le roi de France se
trouvait à distance égale de l'empereur et du roi des Romains.
Chacun était séparément abrité d'un ciel de
dais en drap d'or, bordé de velours aux armes de France et par-dessus
ces trois dais s'en trouvait un grand de même longueur que la table.
Tous les piliers et les fenestrages, derrière la table, étaient
très richement houssés de drap d'or.
À côté du roi des Romains, mais à une certaine
distance, vers le bout de la table, avaient pris place trois évêques :
l'évêque de Bruxelles, l'évêque de Paris et
celui de Beauvais. Sous le dais suivant qui se trouvait entre la table
de marbre et [l'endroit où siégeait] le parlement se tenaient
le duc de Saxe, le dauphin de Viennois, fils aîné du roi
et les ducs de Berry, de Brabant, de Bourgogne, le fils du roi de Navarre,
le duc de Bar et le duc Henry. En bout de table, il y avait le chancelier
de l'empereur, qui n'était pas évêque. Le duc de Bourbon,
le comte d'Eu, le seigneur de Coucy et le comte d'Harcourt n'avaient pas
pris place à la table mais été restés debout
près du dauphin pour lui tenir compagnie et le protéger
de la foule. Les autres ducs et princes mangeaient sous les autres dais
en belle et bonne ordonnance. Le dais sous lequel mangeait le dauphin,
avait un ciel palé de velours et de drap d'or comme le grand dais
qui était au-dessus et avait même longueur que la table.
Le reste de la grand-salle du Palais était couvert de tapis de
haute lisse historiés, si bien disposés qu'ils n'empêchaient
pas de voir les statues des rois qui se trouvent sur le pourtour.
Il y avait dans la dite salle, cinq dais, en comptant celui de la table
de marbre, trois dressoirs à vin très richement parés
et garnis de vaisselle d'or et de grands flacons émaillés
d'argent. Le second, situé près du siège des requêtes,
était rempli de pots, flacons et autre vaisselle d'or. Le troisième
installé plus loin, au milieu de la salle, sous l'une des arcatures,
était couvert de la vaisselle d'argent destinée au service
ordinaire de la salle. L'emplacement des deux grands dais et les trois
dressoirs étaient protégés et défendus de
manière efficace par de solides barrières, des "portes-coulisses"
[herses] et des palis aux sommets bien aiguisés, placés
tout autour. On ne pouvait atteindre ces endroits qu'en empruntant certains
passages dûment défendus par des chevaliers préposé
à leur garde.
À en croire le rapport des hérauts, huit cents chevaliers,
sans compter les autres gens, participèrent à ce repas.
Bien qu'il eût ordonné quatre assiettes de quarante paires
de mets, le roi fit ôter une assiette pour la commodité de
l'empereur afin qu'il ne soit pas obligé de rester assis à
table trop longtemps. Aussi ne servit-on que trois assiettes de trente
paires de mets coupés de deux entremets qui se déroulèrent
comme il s'ensuit.
Le thème requis fut la conquête de la sainte cité
de Jérusalem par Godefroy de Bouillon. Le roi choisit cette histoire
en fonction de ses hôtes car il lui semblait qu'à de si grands
personnages de la chrétienté et qui plus est, à des
gens qui auraient pu se trouver en pareille situation de s'engager au
service de Dieu, on ne pouvait donner l'exemple d'un fait plus notable.
Pour bien retracer et figurer les faits, on procéda comme il s'ensui
: à l'extrémité de la salle du palais, qui formait
un espace bien clos caché aux regards extérieurs, il y avait
une nef en forme de navire pour aller en mer, pourvue de voiles, de mâts
et d'un château à la proue et à la poupe comme il
se doit pour ce type de navire. Il était joliment peint et plaisamment
décoré. L'intérieur était garni de gens costumés
en soldats ; leurs cottes d'armes, écus et bannières
étaient aux armes de Jérusalem que portait Godefroy de Bouillon.
Ils étaient jusqu'à douze qui arboraient les armes des capitaines
qui participèrent à la conquête de Jérusalem
avec le dit Godefroy. Pierre l'Ermite se tenait debout à l'avant
de la nef comme l'histoire le rapporte. La nef fut alors mise en mouvement
par des gens qui étaient cachés à l'intérieur.
Elle fut habilement déplacée par le côté gauche
du palais et tournée avec tant d'aisance qu'on eut dit qu'elle
glissait sur l'eau. Elle se plaça de l'autre côté
de la salle, à la gauche du grand dais.
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Après ce premier [tableau], apparut à
l'endroit d'où était partie la nef, un entremets à
l'image de la cité de Jérusalem. On y voyait le Temple,
bien imité, eu égard à l'espace disponible, et une
haute tour, sise contre celui-ci, ressemblant aux tours du sommet desquelles
les Sarrazins crient leur loi. Là, un homme vêtu en habit
de Sarrazin criait la loi en langue arabique à la manière
des Sarrazins. Cette tour était si haute que celui qui se trouvait
dessus atteignait presque les poutres du plafond. En bas, tout autour
de la dite cité, il y avait des imitations de murs de tours et
de créneaux ; ils étaient garnis de Sarrazins armés,
tenant bannières et penons, prêts à combattre pour
défendre la ville. Ce décor fut amené par des gens
cachés à l'intérieur, jusqu'à la droite du
grand dais. Lors les deux entremets se placèrent en vis à
vis. Les gens qui étaient dans la nef en descendirent et vinrent
donner l'assaut à la cité. Longtemps ils l'assaillirent
et il y eut bon exercice de ceux qui montaient à l'assaut par les
échelles. Finalement, ceux de la nef eurent l'avantage et conquirent
la cité. Ils jetèrent par dessus bord ceux qui étaient
costumés en Sarrazins et remplacèrent leurs bannières
par celles de Godefroy et de ses compagnons. Toute cela fut exécuté
et rendu de bien meilleure manière que l'écrit aurait pu
le faire. Et quand la scène fut jouée, les entremets furent
ramenés tout entiers à leur place primitive.
Après cela le dîner s'acheva ; les nappes furent ôtées
et l'on donna l'eau à l'empereur et au roi ; ils se lavèrent
aussitôt, ensemble, l'un comme l'autre ; le roi des Romains
se lava peu après. Comme la foule était considérable,
bien que le dais sous lequel se trouvaient l'empereur et le roi eût
été protégé par les gardes postés aux
barrières, le roi ordonna, à la demande de l'empereur, que
les épices et le vin soient apportés à leurs places
où ils venaient de dîner ; ceci pour éviter que
l'empereur ne soit trop bousculé et indisposé par sa maladie
[Charles IV souffrait de la goutte]. Il en fut ainsi et l'on amena le
dauphin que le duc de Bourbon porta et tint debout sur la table à
deux pieds de distance entre l'empereur et le roi. On présenta
les épices à l'empereur à la demande du roi ;
son frère le duc de Berry et le duc de Bourgogne servirent également
le roi. Ils prièrent moult l'empereur et le roi de se servir, ce
que l'un est l'autre firent aussitôt et semblablement de la boisson.
Le duc de Brabant servit du vin à l'empereur son frère et
le duc de Bourbon donna à boire au roi. Peu après, le roi
des Romains prit des épices et du vin que lui présentèrent
respectivement le comte d'Eu et l'un de ses chevaliers.
Après le service du vin et des épices, l'empereur fut sorti
de table et installé dans sa chaise. Pour éviter trop grande
presse, l'empereur et le roi ne partirent pas ensemble. L'empereur fut
porté directement à sa chambre en passant par le milieu
de la grand-salle, la porte des merceries et les grandes allées.
Le roi délégua auprès de lui ses frères pour
l'escorter puis il s'en alla à son tour en compagnie du roi des
Romains. Ils se rendirent à la chambre du parlement où ils
conversèrent en présence des ducs et princes de l'empire,
de l'évêque et du chancelier qui étaient venus avec
l'empereur, ainsi que de plusieurs seigneurs et chevaliers qui se trouvaient
là, autant que la chambre pouvait en contenir. Ensuite, le roi
et le roi des Romains se retirèrent. Ils quittèrent la chambre
du parlement par l'arrière et, empruntant les grandes allées,
ils s'en allèrent chacun dans sa chambre. Il était tard
quand tout ceci s'acheva.
Avant que les derniers aient fini de manger et ils furent
aussi nombreux que les premiers il faisait presque nuit.
Aussi le roi ne soupa-t-il pas dans la salle mais privément dans
une pièce contiguë à sa chambre. L'empereur et son
fils soupèrent aussi dans leurs chambres. Toutefois, le roi eut
à souper la majorité des seigneurs de son royaume qui se
trouvaient alors à Paris. Après ce repas le roi prit avec
lui ses frères et quelques personnes et alla voir secrètement
l'empereur dans sa chambre. Tous deux s'assirent sur des chaises qu'ils
placèrent côte à côte et tinrent une conversation
enjouée pendant un bon moment. Puis le roi se retira et regagna
sa chambre où le roi des Romains vint le rejoindre et prit avec
lui du vin et des épices. Le roi des Romains prit ensuite congé
et fut raccompagné par les frères du roi. Chacun se retira
et alla se coucher. Ainsi s'acheva la journée ; ce fut un
mercredi en la fête de l'Épiphanie.
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