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L 'homme, nous dit Cennino Cennini,
a des "mesures exactes", tandis que la femme "n'a aucune
mesure parfaite" et "les animaux déraisonnables n'ont
pas de mesures certaines ". Pourquoi les mesures exactes sont-elles
réservées à l'homme ? Parce qu'il est créé
à l'image de Dieu. Ce passage si naïf du vieux peintre nous
apporte un reflet de la philosophie du Moyen Âge, nous fait comprendre
la vénération des hommes de ce temps pour les nombres exacts,
les rapports simples qui sont l'expression de la perfection, donc du
divin.
Pourtant, ces hommes n'avaient en mathématiques que des connaissances
fort rudimentaires. Leur vénération si touchante ne reposait
pas sur une base solide. C'était seulement une idée abstraite,
une philosophie des nombres, pâle héritage de Platon et
de Pythagore, transmis par saint Augustin. Les fervents de la Cité
de Dieu y trouvaient, absorbés, transposés par une pensée
chrétienne, les concepts de la spiritualité antique, son
effort pour trouver dans les mathématiques le pont entre le terrestre
et le divin.
Ces pensées allaient s'épanouir au XVe
siècle avec le développement des sciences exactes et l'étude
directe des Anciens ; mais elles étaient déjà
un stimulant pour les artistes des siècles précédents
et constituaient la base de leur esthétique.
S'ils calculaient mal, les hommes du Moyen Âge savaient se servir
d'un compas et c'est par la géométrie qu'ils essayèrent
d'atteindre leur idéal. La géométrie, pratiquée
par les Arabes, s'était rapidement introduite en Occident et était
couramment enseignée au XIlle siècle.
On la voit alors envahir l'art décoratif à grande ou à
petite échelle : des tracés purement géométriques
dérivés des tracés arabes, arcs de cercles entrecroisés
et polygones, se substituent aux tracés ornementaux ou aux coupes
très simples que nous venons d'étudier chez les Romans.
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Un livre, vénérable entre tous par
sa haute origine, se place justement au commencement de l'art nouveau;
c'est le Psautier de la Sainte-Cbapelle dit de Blancbe de Castille.
On le date de la jeunesse de cette princesse, c'est-à-dire des
toutes premières années du XIIIe
siècle. L'art gothique n'en est plus à ses débuts ;
il a déjà donné en Ile-de-France une belle floraison
de cathédrales ; il est sûr de lui, de sa jeune force,
de ses nouveaux secrets. Et c'est alors, alors seulement, qu'il pénètre
et vivifie le monde fermé et traditionnel des enlumineurs.
… S'attachant à l'étude de ces grandes peintures
sur verre, prises pour modèles au lieu des statues, le maître
enlumineur du Psautier de Blanche de Castille assimile les secrets
mêmes de la composition gothique, les utilise avec une rigueur
absolue et les impose à l'art du livre pour de longs siècles.
L'illustration du Psautier comprend, en dehors des belles lettrines
et des vignettes du calendrier, de grandes images en pleine page et des
médaillons disposés deux à deux. Ecartons d'abord
quelques pages où l'influence des vitraux est trop évidente :
La Crucifixion, l'Arbre de Jessé, il reste quatre grandes peintures.
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La première, la plus célèbre
par sa beauté et son iconographie originale, montre l'Astronome
élevant l'astrolabe pour fournir au computiste les éléments
de ses calculs. N'est-ce pas dès l'abord un hommage aux mathématiques ?
Cette image d'un équilibre si parfait devait, avant toute autre,
nous révéler son secret. Traçons le cercle qui a
pour diamètre le grand axe de l'image. Le ciel est un arc de même
rayon. Les lignes constitutives de l'hexagone inscrit établissent
le point de suspension de l'astrolabe, la direction du rouleau, la hauteur
des marches, les plis des vêtements, la limite des têtes.
L'astrolabe tombe juste sur l'axe central. Les autres images, surtout
la Création d'Eve, semblent organisées sur le même
schéma.
Si nous passons aux médaillons, nous voyons tout d'abord que,
sur chaque page, deux cercles sont légèrement engagés
l'un dans l'autre. Huit scènes de l'Ancien Testament et vingt-quatre
scènes du Nouveau Testament y sont encloses avec une grâce
naturelle, charmante, et qui semble insouciante de toute entrave ;
de temps en temps un pied, négligemment, dépasse la bordure...
Mais la rigueur de la composition, sous cette apparente désinvolture,
s'impose très vite, et son secret est facile à trouver.
Les cercles se recoupant sur la huitième partie de leur circonférence,
la corde d'intersection donne le côté de l'octogone qui,
avec carré inscrit, sert à l'établissement de toutes
les scènes, dans tous les médaillons. Une seule variation:
l'octogone est placé tantôt sur le côté, tantôt
(et le plus souvent sur la pointe. Les points qui dépassent la
bordure, pieds, arbres, etc. marquent presque toujours les angles du
carré. Ce sont des points de repère, les vestiges du tracé
effacé. L'analyse des trente-deux médaillons serait fastidieuse;
notons cependant parmi les plus frappants : l'Arche de Noé
(octogone sur le côté), Adam et Eve chassés du Paradis,
la Nativité, la Tentation du Christ (octogone sur la pointe).
Parfois le schéma est placé un peu de travers, dans un
sens ou dans l'autre.
L'analyse du Psautier de Blanche de Castille nous a révélé
l'emploi constant d'un tracé géométrique au compas,
toujours le même, sur lequel s'établissent avec aisance
les données fournies par l'iconographie. C'est une constatation
bien révélatrice. Nous avons dit que ce manuscrit essentiel,
représentatif de l'art gothique dans sa fleur, était un
reflet de l'art du vitrail, un premier effort pour évoquer sur
le vélin les éclatantes peintures de verre qui constituaient
la grande originalité des temps nouveaux...
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Ainsi, là encore, le compas règne en
maître, comme d'ailleurs dans toute la cathédrale :
il n'y a pas une courbure, pas un profil, pas un ornement qui ne lui
obéisse. C'est une des différences qui frappent quand on
repense à l'art roman : à côté de la
souplesse vivante de celui-ci, l'art gothique, qui tendra jusqu'au XIVe
siècle à toujours plus de nervosité et de dépouillement,
semble pur comme une abstraction.
'Le terme de "géométrie" qu'emploie Villard de
Honnecourt prend ici tout son sens.
…Il nous faut bien dégager ici cette idée que si
les proportions harmoniques, les soucis d'équilibre et de compensation
sont de tous les temps, la composition purement géométrique,
faite à la pointe du compas, est plus caractéristique du
style gothique.
Extrait de la Géométrie cachée
des peintres de Charles Bouleau, aux éditions du Seuil, Paris,
1963.
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