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Sans doute la croisade
a paru aux chevaliers et aux paysans du XIe siècle un
exutoire au trop-plein occidental, et le désir de terres, de richesses,
de fiefs outre-mer a été un appât primordial. Mais
les croisades, avant même de se solder par un échec complet,
n'ont pas résolu la soif de terre des Occidentaux, et ceux-ci ont
dû rapidement chercher en Europe, et d'abord dans l'essor agricole,
la solution que le mirage ultramarin ne leur avait pas apportée.
[...]
Les croisades n'ont apporté à la Chrétienté
ni l'essor commercial né de rapports antérieurs avec le
monde musulman et du développement interne de l'économie
occidentale, ni les techniques et les produits venus par d'autres voies,
ni l'outillage intellectuel fourni par les centres de traduction et les
bibliothèques de Grèce, d'Italie (de Sicile avant tout)
et d'Espagne où les contacts étaient autrement étroits
et féconds qu'en Palestine, ni même ce goût du luxe
et ces habitudes molles que des moralistes moroses d'Occident croient
être l'apanage de l'Orient et le cadeau empoisonné des infidèles
aux croisés naïfs et sans défense devant les charmes
et les charmeuses de l'Orient. [...]
Qu'elles aient au contraire contribué à l'appauvrissement
de l'Occident, en particulier de la classe chevaleresque, que loin de
créer l'unité morale de la Chrétienté elles
aient fortement poussé à envenimer des oppositions nationales
naissantes [...], qu'elles aient creusé un fossé définitif
entre Occidentaux et Byzantins (de croisade en croisade s'accentue l'hostilité
entre Latins et Grecs qui aboutira à la IVe croisade
et à la prise de Constantinople par les croisés en 1204),
que loin d'adoucir les murs, la rage de la guerre sainte ait conduit
les croisés aux pires excès, depuis les pogroms perpétrés
sur leur route jusqu'aux massacres et pillages (de Jérusalem par
exemple en 1099, et de Constantinople en 1204 qu'on peut lire dans les
récits de chroniqueurs chrétiens aussi bien que musulmans
ou byzantins), que le financement de la croisade ait été
le motif ou le prétexte à l'alourdissement de la fiscalité
pontificale, à la pratique inconsidérée des indulgences,
et que finalement les ordres militaires impuissants à défendre
et à conserver la Terre sainte se soient repliés sur l'Occident
pour s'y livrer à toutes sortes d'exactions financières
ou militaires ; voilà en fait le lourd passif de ces expéditions.
Je ne vois guère que l'abricot comme fruit possible ramené
des croisades par les chrétiens.
Jacques
Le Goff, La Civilisation de l'Occident médiéval,
Arthaud, 1984.
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