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Alors que pour l'Europe
occidentale l'époque des croisades était l'amorce d'une
véritable révolution, à la fois économique
et culturelle, en Orient, ces guerres saintes allaient déboucher
sur de longs siècles de décadence et d'obscurantisme. Assailli
de toutes parts, le monde musulman se recroqueville sur lui-même.
Il est devenu frileux, défensif, intolérant, stérile,
autant d'attitudes qui s'aggravent à mesure que se poursuit l'évolution
planétaire, par rapport à laquelle il se sent marginalisé.
Le progrès, c'est désormais l'autre. Le modernisme, c'est
l'autre. Fallait-il affirmer son identité culturelle et religieuse
en rejetant ce modernisme que symbolisait l'Occident ? Fallait-il,
au contraire, s'engager résolument sur la voie de la modernisation
en prenant le risque de perdre son identité ? Ni l'Iran, ni
la Turquie, ni le monde arabe n'ont réussi à résoudre
ce dilemme ; et c'est pourquoi aujourd'hui encore on continue d'assister
à une alternance souvent brutale entre des phases d'occidentalisation
forcée et des phases d'intégrisme outrancier, fortement
xénophobe.
À la fois fasciné et effrayé par ces Francs qu'il
a connus barbares, qu'il a vaincus mais qui, depuis, ont réussi
à dominer la Terre, le monde arabe ne peut se résoudre à
considérer les croisades comme un simple épisode d'un passé
révolu. On est souvent surpris de découvrir à quel
point l'attitude des Arabes, et des musulmans en général,
à l'égard de l'Occident, reste influencée, aujourd'hui
encore, par des événements qui sont censés avoir
trouvé leur terme il y a sept siècles. Or, à la veille
du troisième millénaire, les responsables politiques et
religieux du monde arabe se réfèrent constamment à
Saladin, à la chute de Jérusalem et à sa reprise.
Israël est assimilé, dans l'acception populaire comme dans
certains discours officiels, à un nouvel État croisé.
Des trois divisions de l'Armée de libération palestinienne,
l'une porte encore le nom de Hittin et une autre celui d'Ain Jalout. Le
président Nasser, du temps de sa gloire, était régulièrement
comparé à Saladin qui, comme lui, avait réuni la
Syrie et l'Égypte et même le Yémen !
Quant à l'expédition de Suez de 1956, elle fut perçue,
à l'égal de celle de 1191, comme une croisade menée
par les Français et les Anglais.
Il est vrai que les similitudes sont troublantes. Comment ne pas penser
au président Sadate en écoutant Sibt Ibn al-Jawzi dénoncer,
devant le peuple de Damas, la "trahison" du maître du
Caire, al-Kamel, qui a osé reconnaître la souveraineté
de l'ennemi sur la Ville sainte ? Comment distinguer le passé
du présent quand il s'agit de la lutte entre Damas et Jérusalem
pour le contrôle du Golan ou de la Bekaa ? Comment ne pas demeurer
songeur en lisant les réflexions d'Oussama sur la supériorité
militaire des envahisseurs ?
Dans un monde musulman perpétuellement agressé, on ne peut
empêcher l'émergence d'un sentiment de persécution,
qui prend, chez certains fanatiques, la forme d'une dangereuse obsession :
n'a-t-on pas vu, le 13 mai 1981, le Turc Mehemet Ali Agca tirer sur le
pape après avoir expliqué dans une lettre : "J'ai
décidé de tuer Jean-Paul II, commandant suprême des
croisés." Au-delà de cet acte individuel, il est clair
que l'Orient arabe voit toujours dans l'Occident un ennemi naturel. Contre
lui, tout acte hostile, qu'il soit politique, militaire ou pétrolier,
n'est que revanche légitime. Et l'on ne peut douter que la cassure
entre ces deux mondes date des croisades, ressenties par les Arabes, aujourd'hui
encore, comme un viol.
Amin
Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes,
Jean-Claude Lattès, 1983.
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