Le temps de l'interprétation

À l’époque médiévale, il est fréquent que l’enlumineur interprète le texte au point de représenter des faits ou des idées qui n’y figurent pas. On a même représenté visuellement des systèmes philosophiques extrêmement complexes, offrant littéralement aux lecteurs des "images du monde". Le copiste lui-même, en transcrivant ses propres commentaires – la glose –, fut le premier interprète du texte auquel l’enlumineur a ensuite ajouté sa voix.
Dès lors, et malgré le risque d’en dire plus que l’image ne montre réellement, l’interprétation n’est pas superflue. Elle répond à la nécessité de décrypter davantage de signes, qu’il s’agisse d’éléments plastiques et de mots, dans le but de les commenter.

Le Livre de chasse manifeste cet appel au commentaire dans sa fabrication même. Le manuscrit initial, rédigé par Gaston Phébus, a été illustré à plusieurs reprises avant de l’être dans la version présentée ici, le manuscrit 616. À chaque fois, des nuances, des techniques, des couleurs, mais aussi des omissions ou des ajouts, ont transformé ces différentes versions en commentaire de l’œuvre originale plutôt qu’en une fidèle reproduction. Ce sont autant d’interprétations du texte que l’on regarde lorsque l’on compare les différentes versions d’une enluminure dans le manuscrit 616 et dans le manuscrit 619.
Celui qui regarde aujourd’hui cette image participe, à son tour, à ce travail de commentaire. Il fait parler, à l’aide des codes de sa propre époque, les éléments qui lui paraissent intelligibles. Mais il ne les confond pas avec les intentions de l’artiste.

  

  La règle du jeu

Au chapitre deux Des Mots et des Choses, Michel Foucault explique comment, jusqu’au XVIe siècle, la connaissance du monde visible et invisible, l’art de le représenter et de l’interpréter, se constituent sur la ressemblance et la répétition : la terre reflète le ciel, l’art est miroir du monde. Ces jeux de miroir s’articulent autour de quatre concepts fondamentaux qui sont la convenance, l’émulation, l’analogie et la sympathie.

La convenance concerne des choses qui se jouxtent, telles les pattes du cheval reposant sur le col d’un des chiens, comme pour communiquer au chien l’énergie du cheval, qui lui-même la tient de la détermination du cavalier.

L’émulation désigne des choses qui se répondent les unes aux autres, comme la terre constellée de fleurs répond au ciel constellé d’étoiles. Ici, le chasseur et la bête traquée se font écho l’un à l’autre.

L’analogie est au cœur du processus de l’interprétation : c’est le groupe d’arbres dont le feuillage ressemble à une tête chevelue pourvue d’un regard dissimulé dans les branches et d’une bouche à moitié sortie de terre.

La sympathie est le jeu des attirances réciproques grâce auquel les choses risquent de se ressembler, tels les deux chiens, les deux arbres ou les deux cavaliers.

  

  La marche du temps

La chronologie des événements peut se lire selon des axes différents mais qui se renforcent les uns les autres.

Concentrons-nous sur les personnages lancés à la poursuite du cerf : les deux cavaliers, les deux chiens, le valet et son limier. L’espace dans lequel ils s’insèrent pourrait être représenté par deux lignes parallèles : l’une, à l’avant, passe par le cor du seigneur, les oreilles de son cheval, les museaux des chiens ; l’autre, à l’arrière, traverse la croupe des chevaux, longe l’arrière de la tête et le dos du valet portant une coiffe. L’espace ainsi délimité a pour centre le couple de chiens et pour extrémités les personnages sonnant du cor.

Nous sommes ici à un temps fort de la chasse, celui où l’action est en train de basculer : après les longues heures passées à rechercher l’animal, celui-ci est maintenant traqué. La sonnerie du cor appelle la meute des chiens, qui sont les pivots de l’action. C’est sur eux que repose, littéralement, la suite des opérations : les pattes avant du cheval paraissent soudées au col de l’un des chiens, cependant que leurs pattes arrière s’engagent entre les hommes. Il y a entre les chiens et les hommes une relation de cause à effet, puisque ce n’est qu’après que les hommes aient sonné du cor que les chiens se sont élancés. Signe de connivence prouvant que l’appel du maître a bien été entendu, à l’enroulement des cors brandis par les chasseurs répond, inversé, celui des queues des chiens dont le dessin rappelle celui de la virgule, de la vrille végétale ou du motif décoratif que constitue une volute.

À l’arrière de cette bande se trouvent la meute et les trois valets, en position d’attente. À l’avant se trouve le cerf, la cible de l’action. L’un et l’autre sont donc situés dans des zones diamétralement opposées. Si on les relie par une ligne oblique, celle-ci a également pour centre le couple de chiens, ce qui confirme leur rôle central dans cet autre axe chronologique : les valets font patienter la meute après avoir détaché les deux premiers chiens, qui s’élancent sur les talons du cerf.

Le résultat de cet enchaînement d’actions ne fait guère de doute, puisque l’animal se trouve pris en tenaille entre les deux groupes de poursuivants. Ensemble, ils composent un triangle au sein duquel chacun occupe une place stratégique : le cerf en dessine la pointe supérieure et les chasseurs occupent les deux autres angles.

Car la sonnerie du cor a également retenti aux oreilles du cerf et sonné le glas de son existence. Le destin est en marche. Le bleu du ciel, à la fois intense et crépusculaire, situé au-dessus et au-dessous de l’animal, le détache de cette terre. Il est déjà ailleurs, sans espoir de salut. À la différence de ses poursuivants, il n’est déjà plus de ce monde. Il est passé du rang d’animal sauvage à celui de gibier : il appartient à un "tableau de chasse", comme l’indique sa posture col en avant, tête droite et bois dressés. Il est devenu un trophée, objet que l’on exhibera sous les regards admiratifs d’autrui.

Il existe une autre façon de percevoir comment les protagonistes font mouvement vers la cible. L’illustration pourrait se voir traversée de grilles : des lignes obliques entrecroisées sont tracées à égale distance les unes des autres.

Ces lignes inclinées suscitent un effet de profondeur proche de celui créé par la perspective cavalière. Dans le même temps, la translation des motifs, c’est-à-dire leur glissement latéral les conduisant à se dédoubler, occasionne la sensation de déplacement, tandis que la répétition des formes agit dans le but de renforcer le rythme et de procurer à cette chasse à courre toute la puissance d’une charge massive. Le dédoublement rappelle alors le nombre des chasseurs et leurs forces conjuguées, en regard de l’isolement et de la situation désespérée de la bête traquée.

  

  Le lieu de l’action

Dans la partie droite de l’image, des libellules géantes, plantées dans la masse de verts posés ton sur ton, s’associent aux semis de fleurs bleues et rondes. Les arbres, dont certains vont par paire comme les chiens et les cavaliers, sont dotés d’une abondante chevelure. Deux trous sombres apparaissent sur les troncs noueux et dans les entrelacs des branches. Dans cette demi pénombre, ils donnent prise à l’une des manifestations fréquentes de l’imagination et de la peur : n’y aurait-il pas là matière à voir des yeux et à identifier un visage, un nez ou encore une bouche dans les reliefs du sol ?

Ces dessins manifestent une connaissance botanique certaine mais ils ne sont pas la description d’un paysage véritable. Définir l’endroit précis où se déroule l’action, nommer et localiser cette forêt n’entrent pas dans l’objectif de l’illustrateur. L’artiste ne cherche pas à reproduire une situation particulière et anecdotique. Car le paysage ne fait pas partie de l’actualité. Contrairement aux hommes et aux animaux qui s’y trouvent, il ne joue aucun rôle dans cette scène de chasse. Il n’a guère de choses à nous apprendre, hormis l’époque de l’année et le moment de la journée où se situe la scène.

Ce lieu est simplement constitutif de la chasse et, plus encore, de la vie au Moyen Âge qui y puise nombre de ses ressources matérielles et de ses légendes.

Aussi l’enlumineur, dégagé des contraintes du texte et de la nécessité de transmettre un enseignement, a-t-il pu s’exprimer librement.

Les pattes avant du cerf se fondent comme par magie dans le fût des arbres. Ses ramures – ses bois – offrent l’opportunité d’une analogie avec les branches des arbres. Ils sont d’ailleurs situés à une même hauteur et sur un même plan. Le rapprochement entre le végétal et l’animal est ici manifeste.

Au-delà de cette relation entre le cerf et l’arbre, faune et flore composent un tout : le monde, identifié ici à une nature peuplée de créatures animales et végétales.

Tendus vers l’arrière, les bois qui couronnent la tête du cerf s’orientent en direction des cors auxquels ils répondent. Ensemble, ils encadrent un bosquet composé de cinq arbres auréolés de bleu.

Les ramures du cerf ornent un "corps" et non un "tronc", quand bien même là encore, des parentés lexicales permettraient de pénétrer dans un univers pétri de correspondances. Le "tronc" renvoie à l’arbre et au corps ; le "bois" évoque la forêt ou l’animal ; l’instrument qu’est le "cor" laisse entendre "corps" et humanité, tandis que l’appellation "cerf" rapproche, sans ménagement, l’homme asservi de la bête convoitée.

Ainsi, il se développe un effet de résonance que le redoublement des personnages à cheval, ceux des deux groupes de chiens, des pattes des animaux ou encore celui des fûts des arbres, renforce. Pourtant, il n’est question que de la manière de chasser à courre le cerf.

  

  Le lieu d’une épreuve

La couleur bleue occupe le tiers supérieur de l’illustration. Le bleu du ciel attire le regard ; il est le symbole de l’omniprésence du Seigneur et, en même temps, une promesse destinée au veneur : avec la fin du jour se profile la fin de la chasse.

L’emprise de l’azur s’étend également à la terre. Un valet est coiffé de bleu ; un autre s’en trouve légèrement enveloppé. Postulant sans doute eux-mêmes à une dignité supérieure, ils ne sont pas encore comme celui qui sonne du cor et qui est tout de bleu vêtu.

Quelques fleurs, plantes et libellules, toutes créatures divines, arborent également la couleur bleue. Le bleu s’incise dans le vert de la flore et organise un semis. Il le hérisse de piques très vite identifiées en tant qu’herbes et parfois, en raison du nombre et de l’agencement des brins, à la fleur de lys, emblème royal.

Ce bleu n’est toutefois pas celui des océans, pas plus que la ligne sombre ne trace les contours d’un rivage.

Au contraire, le bleu des lointains suggère autant l’ombre protectrice des arbres que le passage d’un espace à un autre. La couleur contribue ici à marquer la transition : l’élévation est consécutive à la pratique savante de la chasse destinant un lieu – la forêt – à être le théâtre d’un accomplissement, ou plutôt d’une épreuve.

En somme, quels que soient les moyens plastiques sollicités afin d’analyser la situation du cerf, celle-ci est désespérée. Seul contre tous, il ne peut se sauver. Issue du Livre de chasse de Gaston Phébus, cette illustration donne la formule fatale à l’animal. Elle expose à qui veut l’apprendre le modèle d’une chasse bien menée.