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À lépoque médiévale,
il est fréquent que lenlumineur interprète le texte au point de
représenter des faits ou des idées qui ny figurent pas. On a même
représenté visuellement des systèmes philosophiques extrêmement complexes,
offrant littéralement aux lecteurs des "images du monde". Le
copiste lui-même, en transcrivant ses propres commentaires la
glose , fut le premier interprète du texte auquel lenlumineur
a ensuite ajouté sa voix.
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La règle du jeu![]() |
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Au chapitre deux Des Mots et des Choses, Michel Foucault explique comment, jusquau XVIe siècle, la connaissance du monde visible et invisible, lart de le représenter et de linterpréter, se constituent sur la ressemblance et la répétition : la terre reflète le ciel, lart est miroir du monde. Ces jeux de miroir sarticulent autour de quatre concepts fondamentaux qui sont la convenance, lémulation, lanalogie et la sympathie. La convenance concerne des choses qui se jouxtent, telles les pattes du cheval reposant sur le col dun des chiens, comme pour communiquer au chien lénergie du cheval, qui lui-même la tient de la détermination du cavalier. Lémulation désigne des choses qui se répondent les unes aux autres, comme la terre constellée de fleurs répond au ciel constellé détoiles. Ici, le chasseur et la bête traquée se font écho lun à lautre. Lanalogie est au cur du processus de linterprétation : cest le groupe darbres dont le feuillage ressemble à une tête chevelue pourvue dun regard dissimulé dans les branches et dune bouche à moitié sortie de terre. La sympathie est le jeu des attirances réciproques grâce auquel les choses risquent de se ressembler, tels les deux chiens, les deux arbres ou les deux cavaliers.
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La marche
du temps![]() |
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La chronologie des événements peut se lire selon des axes différents mais qui se renforcent les uns les autres. Concentrons-nous sur les personnages lancés à la poursuite du cerf : les deux cavaliers, les deux chiens, le valet et son limier. Lespace dans lequel ils sinsèrent pourrait être représenté par deux lignes parallèles : lune, à lavant, passe par le cor du seigneur, les oreilles de son cheval, les museaux des chiens ; lautre, à larrière, traverse la croupe des chevaux, longe larrière de la tête et le dos du valet portant une coiffe. Lespace ainsi délimité a pour centre le couple de chiens et pour extrémités les personnages sonnant du cor. Nous sommes ici à un temps fort de la chasse, celui où laction est en train de basculer : après les longues heures passées à rechercher lanimal, celui-ci est maintenant traqué. La sonnerie du cor appelle la meute des chiens, qui sont les pivots de laction. Cest sur eux que repose, littéralement, la suite des opérations : les pattes avant du cheval paraissent soudées au col de lun des chiens, cependant que leurs pattes arrière sengagent entre les hommes. Il y a entre les chiens et les hommes une relation de cause à effet, puisque ce nest quaprès que les hommes aient sonné du cor que les chiens se sont élancés. Signe de connivence prouvant que lappel du maître a bien été entendu, à lenroulement des cors brandis par les chasseurs répond, inversé, celui des queues des chiens dont le dessin rappelle celui de la virgule, de la vrille végétale ou du motif décoratif que constitue une volute. À larrière de cette bande se trouvent la meute et les trois valets, en position dattente. À lavant se trouve le cerf, la cible de laction. Lun et lautre sont donc situés dans des zones diamétralement opposées. Si on les relie par une ligne oblique, celle-ci a également pour centre le couple de chiens, ce qui confirme leur rôle central dans cet autre axe chronologique : les valets font patienter la meute après avoir détaché les deux premiers chiens, qui sélancent sur les talons du cerf. Le résultat de cet enchaînement dactions ne fait guère de doute, puisque lanimal se trouve pris en tenaille entre les deux groupes de poursuivants. Ensemble, ils composent un triangle au sein duquel chacun occupe une place stratégique : le cerf en dessine la pointe supérieure et les chasseurs occupent les deux autres angles. Car la sonnerie du cor a également retenti aux oreilles du cerf et sonné le glas de son existence. Le destin est en marche. Le bleu du ciel, à la fois intense et crépusculaire, situé au-dessus et au-dessous de lanimal, le détache de cette terre. Il est déjà ailleurs, sans espoir de salut. À la différence de ses poursuivants, il nest déjà plus de ce monde. Il est passé du rang danimal sauvage à celui de gibier : il appartient à un "tableau de chasse", comme lindique sa posture col en avant, tête droite et bois dressés. Il est devenu un trophée, objet que lon exhibera sous les regards admiratifs dautrui. Il existe une autre façon de percevoir comment les protagonistes font mouvement vers la cible. Lillustration pourrait se voir traversée de grilles : des lignes obliques entrecroisées sont tracées à égale distance les unes des autres. Ces lignes inclinées suscitent un effet de profondeur proche de celui créé par la perspective cavalière. Dans le même temps, la translation des motifs, cest-à-dire leur glissement latéral les conduisant à se dédoubler, occasionne la sensation de déplacement, tandis que la répétition des formes agit dans le but de renforcer le rythme et de procurer à cette chasse à courre toute la puissance dune charge massive. Le dédoublement rappelle alors le nombre des chasseurs et leurs forces conjuguées, en regard de lisolement et de la situation désespérée de la bête traquée.
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Le lieu de
laction![]() |
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Dans la partie droite de limage, des libellules géantes, plantées dans la masse de verts posés ton sur ton, sassocient aux semis de fleurs bleues et rondes. Les arbres, dont certains vont par paire comme les chiens et les cavaliers, sont dotés dune abondante chevelure. Deux trous sombres apparaissent sur les troncs noueux et dans les entrelacs des branches. Dans cette demi pénombre, ils donnent prise à lune des manifestations fréquentes de limagination et de la peur : ny aurait-il pas là matière à voir des yeux et à identifier un visage, un nez ou encore une bouche dans les reliefs du sol ? Ces dessins manifestent une connaissance botanique certaine mais ils ne sont pas la description dun paysage véritable. Définir lendroit précis où se déroule laction, nommer et localiser cette forêt nentrent pas dans lobjectif de lillustrateur. Lartiste ne cherche pas à reproduire une situation particulière et anecdotique. Car le paysage ne fait pas partie de lactualité. Contrairement aux hommes et aux animaux qui sy trouvent, il ne joue aucun rôle dans cette scène de chasse. Il na guère de choses à nous apprendre, hormis lépoque de lannée et le moment de la journée où se situe la scène. Ce lieu est simplement constitutif de la chasse et, plus encore, de la vie au Moyen Âge qui y puise nombre de ses ressources matérielles et de ses légendes. Aussi lenlumineur, dégagé des contraintes du texte et de la nécessité de transmettre un enseignement, a-t-il pu sexprimer librement. Les pattes avant du cerf se fondent comme par magie dans le fût des arbres. Ses ramures ses bois offrent lopportunité dune analogie avec les branches des arbres. Ils sont dailleurs situés à une même hauteur et sur un même plan. Le rapprochement entre le végétal et lanimal est ici manifeste. Au-delà de cette relation entre le cerf et larbre, faune et flore composent un tout : le monde, identifié ici à une nature peuplée de créatures animales et végétales. Tendus vers larrière, les bois qui couronnent la tête du cerf sorientent en direction des cors auxquels ils répondent. Ensemble, ils encadrent un bosquet composé de cinq arbres auréolés de bleu. Les ramures du cerf ornent un "corps" et non un "tronc", quand bien même là encore, des parentés lexicales permettraient de pénétrer dans un univers pétri de correspondances. Le "tronc" renvoie à larbre et au corps ; le "bois" évoque la forêt ou lanimal ; linstrument quest le "cor" laisse entendre "corps" et humanité, tandis que lappellation "cerf" rapproche, sans ménagement, lhomme asservi de la bête convoitée. Ainsi, il se développe un effet de résonance que le redoublement des personnages à cheval, ceux des deux groupes de chiens, des pattes des animaux ou encore celui des fûts des arbres, renforce. Pourtant, il nest question que de la manière de chasser à courre le cerf.
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Le lieu dune
épreuve![]() |
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La couleur bleue occupe le tiers supérieur de lillustration. Le bleu du ciel attire le regard ; il est le symbole de lomniprésence du Seigneur et, en même temps, une promesse destinée au veneur : avec la fin du jour se profile la fin de la chasse. Lemprise de lazur sétend également à la terre. Un valet est coiffé de bleu ; un autre sen trouve légèrement enveloppé. Postulant sans doute eux-mêmes à une dignité supérieure, ils ne sont pas encore comme celui qui sonne du cor et qui est tout de bleu vêtu. Quelques fleurs, plantes et libellules, toutes créatures divines, arborent également la couleur bleue. Le bleu sincise dans le vert de la flore et organise un semis. Il le hérisse de piques très vite identifiées en tant quherbes et parfois, en raison du nombre et de lagencement des brins, à la fleur de lys, emblème royal. Ce bleu nest toutefois pas celui des océans, pas plus que la ligne sombre ne trace les contours dun rivage. Au contraire, le bleu des lointains suggère autant lombre protectrice des arbres que le passage dun espace à un autre. La couleur contribue ici à marquer la transition : lélévation est consécutive à la pratique savante de la chasse destinant un lieu la forêt à être le théâtre dun accomplissement, ou plutôt dune épreuve. En somme, quels que soient les moyens plastiques sollicités afin danalyser la situation du cerf, celle-ci est désespérée. Seul contre tous, il ne peut se sauver. Issue du Livre de chasse de Gaston Phébus, cette illustration donne la formule fatale à lanimal. Elle expose à qui veut lapprendre le modèle dune chasse bien menée.
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