Autoportrait  De toute façon (c'est) moi qui peint(s) lui

Pontévia oppose deux comportements de peintres face à l'autoportrait.
Dans un premier cas, Poussin, Velasquez, Chardin, Matisse…se peignent en tant que peintres.
Dans un second, Rembrandt ou Van Gogh traquent l'individu dans sa globalité.
Transcription des cours que Jean-Marie Pontévia donna à l'université, le texte est un peu difficile à lire à l'écran et gagne à être imprimé.
    
    
L'autoportrait naît à la Renaissance
Pendant des siècles, l’homme s’est pensé comme porteur d’un noyau d’identité, qu’il appelait son " âme ", au regard de laquelle la différence apparaissait comme simple accident. D’où la conception hégélienne du portrait : le portrait ne doit transmettre que l’essentiel, ce qui appartient à l’essence immuable du modèle – et non l’accidentel, qui est fortuit, empirique, transitoire  ; le travail du peintre consiste à déceler tous les signes qui, dans le texte de l’apparence, nous renvoient en deçà ou au-delà de l’apparence, vers son caractère intelligible.
  
Tant que dure le règne théologique de l’identité, il n’y a pas d’autoportrait : parce que la représentation de la réalité temporelle, finie, n’intéresse personne. L’autoportrait est donc lié à la nouvelle finalité que la Renaissance assigne à la peinture, à savoir : rendre compte du visible. Dans cette voie, les peintres ne vont pas tarder à se penser eux aussi comme fragments du monde visible.
  

Seulement, il s’agit d’un fragment doté d’un statut particulier, puisqu’il est non seulement l’objet de la représentation, mais aussi sujet de la représentation. C’est pourquoi, ce qui se joue dans l’autoportrait, c’est toujours une aventure comparable au cogito :
   
    


Autoportrait aux trois moustaches, Rembrandt
D’où une première solution : Je peins donc je suis
Poussin, Velasquez, (Vermeer), Chardin, Matisse se peignent en tant que peintres. À l’époque contemporaine, Masson, Escher, Steinberg, par exemple, ont tenté de serrer au plus près cette relation en dessinant la main qui se dessine : la main est à la fois productrice du trait et produite par lui. Cela produit toujours un effet un peu vertigineux, comme si le sol venait à manquer (et c’est effectivement ce qu’on appelle une mise en abyme)…
  


Autoportrait dans l'atelier, Aguado


Nicolas Poussin - Autoportrait
En fait, le seul moyen d’échapper à ce vertige et à cet abyme, c’est, pour le peintre, de s’identifier à un rôle. Le peintre se représente devant des tableaux, avec un traité de peinture, ou, mieux encore, avec des pinceaux, une palette, devant un chevalet : cadres, pinceaux, palette, chevalet, crayon, etc. deviennent les attributs d’un personnage parfaitement identifiable selon les conventions d’un code culturel.
   
Tout n’est pas joué, cependant. Car, qu’est-ce qui nous garantit que c’est bien lui-même que Chardin ou Poussin a représenté ? Après tout les peintres se sont souvent peints entre eux : Lorenzo di Credi peint Verrocchio, Manet peint Berthe Morisot, Balthus peint Derain, Juan Gris peint Picasso, etc... Naturellement, les portraits de Poussin ou de Chardin sont parfaitement authentifiés ; mais, si nous ne savions pas que c’est bien d’eux qu’il s’agit, qu’est-ce qui, dans la représentation même, nous l’attesterait ? Qu’est-ce qui nous assure que le personnage représenté dans l’Autoportrait n’est pas Philippe de Champaigne, par exemple, ou Simon Vouet ? Ou un peintre imaginaire, une sorte d’allégorie du peintre imaginaire, une sorte d’allégorie du peintre. Picasso, dans la série infatigable du Peintre et son modèle, a inventé le personnage du peintre.
   
Ce n’est pas lui. Picasso est un des peintres les moins intéressés par l’autoportrait. Il lui arrive de dire : " Le moi intérieur, il est forcément dans ma toile, puisque c’est moi qui la fais. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour ça. Quoi que je fasse, il y sera. Il n’y sera même que trop… Le problème, c’est le reste ! " (cité par H. Parmelin, Picasso dit…, p. 28).
   
Lorsque Picasso peint Le peintre et son modèle, ce n’est pas un autoportrait. C’est même tout le contraire : c’est une relation latérale, pas du tout une relation transversale traversant la toile. " Au mois de février 1963, Picasso se déchaîne. Il peint Le peintre et son modèle. Et à partir de ce moment, il peint comme un fou. Jamais encore peut-être avec cette frénésie " (H. Parmelin, p. 114).
   
" C’est le peintre en soi, faisant son métier-type " (ibid.). C’est un peintre qui change tout le temps, " mais en même temps, il est le même. C’est une tête avec un œil, un pied avec un soulier, une main avec un pinceau. Il est peint de mille façons, lui, sa chaise et son œil fixe. […] Le peintre est toujours le peintre, avec toute la persévérance, toute la stabilité, toute l’obstination nécessaire " (ibid., pp. 117-118).
  
Ce personnage, Picasso le regarde avec tendresse. " Il l’appelle toujours " le pauvre "… " Il croit qu’il va s’en tirer. Le pauvre ! " (ibd., p. 129). Il se moque de sa petite palette, de sa barbe de peintre, de son sérieux inimitable.
  


Autoportrait au nez large, Rembrandt
Du reste, Picasso ne cesse de dire : " Ah ! si j’étais artiste-peintre ! "
   
Autre subterfuge : celui de Le Gac – " Le peintre, exposition romancée " (février 1978). Le Gac ne produit que des textes et des photos ; parfois de laborieux dessins (en général exécutés par sa femme). Son sujet, c’est un peintre imaginaire, aussi fictif que le Frédéric Tonnerre de Klossowski. Il rêve aux " artistes-peintres " parfois rencontrés dans son enfance, dans sa campagne natale, travaillant sur le motif : " Chaque fois la découverte s’était faite par temps clair et ensoleillé. Dressés dans le paysage avec leurs invraisemblables appareils, toute leur personne semblait pénétrée d'une si totale faculté de concentration qu'il en était impressionné..." (Catalogue, p. 5). Bref le peintre est ici un personnage quasi légendaire. Le Gac lui invente parfois une biographie, il l’appelle " Florent Max " ou lui donne des noms qui rappellent les génériques de certains films américains (Charles Harvey, Francis Benedict, Percy, Rog-Ner, etc.).
   


Autoportrait visage rond, Rembrandt
De Picasso à Le Gac l’éloignement du peintre s’est aggravé. Si nous revenons en arrière, vers ces autoportraits dans lesquels le peintre (Velasquez, Poussin, Chardin) se représentait " ès qualité ", en tant que peintre, armé des attributs de sa fonction, la question reste de savoir ce qui pouvait conférer à ces représentations leur caractère spéculaire. Tout se joue au niveau du regard ; ce qu’on peut en dire tient en quelques mots : calme, autorité, souveraineté. Il faut y ajouter une nuance de froideur qui réapparaît avec insistance.
   
À propos des portraits flamands du XVe et du XVIe siècle, nous avions parlé de " dissuasion " : quelque chose du même ordre est à l’œuvre ici ; mais la dissuasion s’adresse maintenant à celui-là même qui se regarde : c’est un regard qui se dissuade lui-même de céder à son propre vertige. Regard direct (légèrement décalé dans un des autoportraits de Chardin), presque offensif, en tout cas un regard qui semble conjurer sa propre profondeur. Nietzsche disait des Grecs qu’ils étaient superficiels par profondeur ; ici aussi, même volonté de s’en tenir au masque, de se garder de toute confession ou confidence. Rien d’intime.
   
Dans le cas de Chardin, c’est même ce qui est frappant. Proust (cf. Catalogue Chardin, p. 370) a beaucoup insisté sur la négligence du déshabillé (un vieux " musulipatan " rose noué autour de la tête et du cou – ou bien la tête encapuchonnée dans un bonnet blanc serré par un ruban bleu), il parle de " cette toilette formidable et négligée, toute armée pour la nuit ", mais le regard qui nous fixe par-dessus les bésicles ou à travers les lunettes sous l’auvent de l’abat-jour est comme un démenti à cette apparence d’intimité.
  
Nous avons donc, dans ces portraits, une version " objective ", quasi officielle, de l’identité : Portrait de Nicolas Poussin, peintre des Andelys, nous n’en saurons pas davantage. Relisons la sobre description de Bellori : " Il était de haute stature, bien proportionné… Son teint était quelque peu olivâtre, et noirs ses cheveux, en grande partie blanchis par l’âge. Ses yeux avaient quelque chose d’un bleu-ciel ; le nez affilé et le front spacieux rendaient noble son visage d’aspect modeste ". Le portrait n’en dit pas plus.
   
    
À l'inverse, l'autobiographie


Autoportrait à la bouche ouverte, Rembrandt
À l’inverse, Rembrandt. Peut-être un dixième de son œuvre consacré à sa propre image. " La grande autobiographie jamais offerte à la postérité ", dit Kenneth Clark. Mais ce n’est pas seulement ça.
  
Chez Rembrandt, il y a bien l’obsession du " qui suis-je " mais elle ne prend pas la forme si caractéristique qu’elle aura chez Van Gogh (c’est que Van Gogh savait bien que son identité était menacée).
       
Chez Van Gogh, un seul registre : l’angoisse. Chez Rembrandt, au contraire, il y a en plus, toute une comédie, toute une trivialité, tout un goût du travesti, toute une présence corporelle.
   
" Ogni Dipintore Dipinge Sè ", Ecrits sur l’art et pensée détachées, vol.3, Bordeaux : William Blake and C°, 1983, pp.39-46.