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Place
du portrait |
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Quelle
est la place du portrait dans lhistoire de la photographie ?
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Polaire, Reutlinger |
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Dès les premières décennies de son histoire, la photographie explore déjà
pour ainsi dire la totalité des sous-genres du portrait que nous pratiquons encore
actuellement : des portraits officiels commandés par les puissants de ce monde au nu
quil soit académique, intime, érotique ou pornographique -, en passant par
les images de célébrités artistiques ou intellectuelles, le portrait social, le
portrait documentaire, le portrait "scientifique", le portrait
familial et notamment le portrait de mariage et les portraits denfants -,
lautoportrait, le portrait de groupe, le portrait historisant, le portrait
fictif
Lévolution ultérieure ne fera que reconduire cette place importante
du portrait : il sera de tout temps un des usages sociaux majeurs de la photographie. |
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Porte d'Italie,
Atget
Mosaïque de portraits
carte-de-visite, Thiébault
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En témoigne par exemple la vogue du portrait-carte qui commence vers 1860 et
dont le succès ne se démentira quau début du XXe siècle. Toutes les
villes, toutes les bourgades même, ont bientôt leurs "studios
photographiques" où, toutes classes sociales confondues, on va se faire tirer
le portrait. Même les endroits les plus isolés sont touchés puisque, dès les années
cinquante, des portraitistes ambulants se mettent à parcourir les campagnes reculées.
Ajoutons encore que, dans le sillage du colonialisme et du développement des moyens de
locomotion, les photographes rapportent très vite des portraits de tous les coins de la
Terre : dès 1856, Louis Rousseau réalise ainsi pour le Muséum dhistoire
naturelle toute une série de portraits "ethnographiques" de Russes,
de Hottentots et dEsquimaux. Enfin, il faut rappeler que peu à peu le portrait se
voit doté dune fonction doutil de contrôle social, avec
lanthropométrie signalétique de Bertillon dabord, puis avec la photo
didentité. Aussi, lorsque le portrait-carte commence à décliner au début du XXe
siècle, ceci ne correspond-il nullement à une perte dattrait du genre. Simplement,
du fait des développements techniques et économiques, cest la photographie
damateur pratiquée en famille qui va peu à peu prendre le relais du portraitiste
professionnel à lexception des portraits à usage public (presse, relations
publiques, etc.), du portrait de cérémonie (baptême, mariage...) ou encore du portrait
didentification juridique (la photo didentité, dans le cas de laquelle la
machine, cest-à-dire le photomaton, finira dailleurs par remplacer le
portraitiste humain). |
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My Mother's Book, Joan
Lyons |
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À ce déplacement du professionnel vers lamateur et de lespace public
vers le privé correspond un glissement important dans les modalités fonctionnelles du
portrait. Il sera conçu de plus en plus fortement comme un genre familial, puis (en
relation avec la déstabilisation de la structure familiale traditionnelle que nous
connaissons depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale) comme un genre personnel. Ce
glissement vers le pôle de lintimité saccompagne dune transformation
de ses modalités symboliques : sa fonction traditionnelle, qui était de souligner
des moments forts du temps social (baptême, première communion, service militaire,
mariage) fera place peu à peu à une scansion temporelle plus erratique et plus
"existentielle": à tel point quaujourdhui la
pratique damateur du portait a souvent le statut dun journal intime visuel.
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Baudelaire, Carjat |
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Enfin et ce à lopposé de ce qui est le cas dans la pratique
artistique du portrait -, les frontières entre portrait "posé" et
instantané "volé" ont fini par seffacer dans cet usage
privé : peut-être que ceci témoigne du fait que, comparés à nos ancêtres, nous
entretenons une relation plus détendue avec la mise en image de notre identité
subjective. En tout cas, lamour pour notre "triviale image",
bien que déploré par Baudelaire, semble désormais enraciné si profondément dans notre
être social et individuel que notre prédilection pour le portrait photographique
nest sans doute pas près de séteindre.
Paradoxalement, cette importance sociale jamais démentie du portrait en tant que genre
spécifique de la pratique "commune" de la photographie risque
dêtre perçue comme un handicap lorsquil sagit des prétentions
artistiques du genre. Ainsi, le fait même quil ait pris le relais du portait
pictural sest-il retourné contre lui : pendant très longtemps on na
cessé de laccuser dêtre incapable daller au-delà dune simple
reproduction des apparences, et donc de nêtre quun portrait pictural déchu,
car amputé de sa force transfigurative et de sa puissance de révélation dune
intériorité essentielle situé au-delà de lapparaître corporal. Jean-Marie
Schaeffer
Extrait du catalogue de lexposition
Portraits, singulier pluriel
Edition Mazan/Bibliothèque nationale de France 1997
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