Logo BNF

Entendre le théâtre

Entendre le théâtre

Scène 3

Chaillot tout bruissant de voix

par Brigitte Joinnault

Le théâtre peut s’installer dans des bâtiments aux acoustiques variées. Cela lui permet d’exister hors des salles de spectacles, où certaines formes trouvent difficilement leur place. Dans les années 1980, sous la direction d’Antoine Vitez, le Palais de Chaillot accueille dans ses galeries, ses escaliers, son foyer, une grande diversité de pratiques, valorisant ainsi d’autres modes d’écoute et de relation avec le public.

« […] on tentera d’épouser l’utopie de l’édifice et de toute la colline, et c’est pourquoi on utilisera ce grand théâtre national dans l’ensemble de son bâtiment. Tout doit être animé par l’esprit de l’art : le grand Théâtre, le Théâtre Gémier, les foyers, les escaliers, l’esplanade au dehors et les jardins. » écrivait Antoine Vitez décrivant son projet dans la première livraison du Journal de Chaillot.

Avec ses grandes baies vitrées qui ouvrent sur les jardins du Trocadéro, avec ses colonnes, ses statues, sa grande fresque murale, l’impressionnant foyer, qui sert parfois de lieu de réception prestigieux (grands bals, salons, dîners), se transforme en véritable abri pour des pratiques artistiques souvent minorisées et maintenues dans les marges du théâtre du XXe siècle : lecture de poésie, conte, marionnettes, théâtre musical, formes brèves.


Le public est notre ‘‘acoustique spirituelle’’. Il nous renvoie ce qu’il a reçu de nous.

—Stanislavski, La Formation de l’acteur, Payot, 1979, p. 205.

Dire la poésie

La poétesse Marie Étienne, également secrétaire générale du théâtre, organise dès janvier 1982 un cycle de soirées de poésie dédiées à des poètes vivants (la première année : Jacques Roubaud, Maurice Regnault, Tahar Ben Jelloun, Florence Delay, Claude Mouchard, Jacques Réda, Martine Broda, Guennadi Aïgui, André Frénaud, Saul Yurkievitch, les auteurs de la revue Digraphe, Annie Zadek). Sans emplacement fixe dans le Palais, les séances ont lieu ici ou là, en salle ou hors-salle, occupant parfois, le temps d’une soirée, un dispositif installé pour un autre spectacle. La première lecture, consacrée à Jacques Roubaud, a ainsi lieu dans une scénographie créée par Yannis Kokkos pour une forme brève, Entretien avec Monsieur Saïd Hammadi, ouvrier algérien. Les lecteurs sont installés dans l’aire de jeu, face aux auditeurs assis sur les marches du grand escalier côté Passy.

Pendant sept ans, une douzaine de rendez-vous sont organisés par saison, auxquels participent des poètes, traducteurs, acteurs et musiciens. Dire la poésie soulève des questions que relaient, au fil des expériences, les pages du Journal de Chaillot : qui doit dire la poésie et comment ? comme un jeu théâtral, comme une performance vocale, comme une édition sonore, avec ou sans accompagnement musical ?

Si l’on veut que la poésie échappe au phrasé du discours et qu’elle reprenne à la musique son bien, encore faut-il que les poètes ouvrent leurs oreilles à la musique de leur temps et sachent leur bouche plus mystérieuse encore et plus complexe que la flûte ou le violon.

—Pierre Lartigue, « Le cou de l’éloquence », Journal de Chaillot, n° 5

Conter

Au centre du foyer, devant les grandes baies vitrées qui donnent sur les jardins du Trocadéro et sur la tour Eiffel, une tente arrondie, légère et blanche, dessinée par Yannis Kokkos descend des cintres, prête à isoler des regards ceux qui viennent s’y assoir pour écouter. En mars 1982, Nacer Khémir y égrène environ 30 heures de récit, alternant des séances en début d’après-midi, dans le cadre de la programmation jeunes spectateurs et des séances tout public en début de soirée, dans le cadre de la programmation des formes brèves. Sous un même titre, Nacer Khémir raconte Mille et Une Nuits, chaque séance est unique, dans les relations bien sûr mais aussi dans les mots, toujours improvisés, et dans le choix des histoires.

Dans l’art du conteur les interactions avec l’auditoire sont essentielles. Sous la tente, Nacer Khémir racontait assis tout près des spectateurs qu’il invitait, de temps à autre, à prendre la parole au fil du récit.

Les jeux vocaux sont également primordiaux. Dans cet extrait, Nacer Khémir crée le suspense et tient les spectateurs en haleine en répétant de plus en plus vite une formule simple et brève. Répétition et accélération traduisent la panique grandissante du personnage et provoquent le rire des enfants.

Traditionnellement une veillée ou une après-midi de contes réunissent une assemblée de spectateurs qui interagissent collectivement et en temps réel avec le conteur, mais avec les techniques d’enregistrement et de diffusion modernes, le conte et la littérature orale peuvent aussi s’écouter autrement et s’adresser à des auditeurs potentiels.

On peut entendre avec ces deux extraits la différence entre un début de séance avec des jeunes spectateurs réunis sous la tente installée au centre du Grand Foyer de Chaillot, et le début du disque Nacer Khémir raconte 1001 Nuits. Dans l’archive de la séance en public, on entend nettement la relation, et la dimension collective de l’écoute. Dans la version discographique, on entend comment le choix des micros et les techniques d’enregistrement en studio permettent de créer des effets de proximité, tandis que le montage entre la voix du conteur et les bruitages produit une ambiance sonore qui évoque un paysage de bord de mer.

On entend deux variations différentes d’un conte à énigme. Dans la première, la surprise des jeunes spectateurs se manifeste à chaque étrangeté du récit. Les rires et les réactions des enfants s’entremêlent avec la voix du conteur, et créent une épaisseur sonore.

Marionnettes

Dès 1981, Agnès Van Molder, marionnettiste et comédienne, travaille pour mettre en œuvre une politique des marionnettes ambitieuse à Chaillot, comme il n’en existe alors dans aucun autre théâtre national en France. Elle suit l’actualité des pratiques, constate, propose, établit une programmation, faite de créations produites par le théâtre et de spectacles invités. Antoine Vitez invite des poètes vivants à écrire des pièces pour marionnettes et demande à Yannis Kokkos de concevoir un théâtre de marionnettes, en forme de castelet. Le castelet est installé côté Paris, à l’extrémité du Grand Foyer, et inauguré par Agnès Van Molder qui y crée un Faust avec des poupées sculptées par Erhard Stiefel et une musique de Georges Aperghis.

Ce petit théâtre dans le ventre du grand ne doit pas entretenir avec lui de simples relations de voisinage, il doit être une façon de réfléchir sur ce qu’est la marionnette, bien sûr, mais également sur la nature du théâtre.

—Antoine Vitez, dans Paul Fournel, Les Marionnettes, Bordas. 1982

Au début des années 1980, le dispositif du castelet ne convient pas à tous les marionnettistes, certains au contraire explorent des formes de manipulation hors castelet et refusent d’y revenir. La contrainte proposée à Chaillot de créer pour ce dispositif alimente les réflexions sur le lien entre conservation des traditions et recherche de formes nouvelles. Comme les soirées de poésie, le travail sur l’art de la marionnette s’accompagne d’écrits publiés dans le journal du théâtre. Dans le supplément au numéro 3, Agnès Van Molder, affrontant les idées reçues, observe que l’oubli de la fonction subversive et populaire de la marionnette et son association systématique au théâtre pour enfants ne datent que de la fin du XIXe siècle, et rappelle : « les choses ont commencé à changer avec Gaston Baty, au lendemain de la guerre, et des recherches admirables ont été faites, explorant toutes les possibilités de l’objet animé ».

La Tentation de Saint-Antoine est l’un des classiques du répertoire des théâtres populaires de marionnettes. Par un soir de carnaval, Antoine renonce aux plaisirs illusoires de la grande ville et part pour le désert. Bruitages, appeaux, accompagnement instrumental, chœurs chantés, bribes de textes proférés à l’unisson, imitations d’animaux et d’humains, contribuent à créer une dimension épique et carnavalesque.

Si les archives font éprouver le désir d’images, comprendre l’importance de la manipulation, elles donnent également à percevoir les jeux d’interaction entre les marionnettistes et les jeunes spectateurs dont l’écoute, elle-même active et sonore (rires, commentaires), joue un rôle essentiel dans la représentation.

Dans cet extrait les marionnettes figurent les Lilliputiens qui découvrent Gulliver, lui tournent autour, lui grimpent dessus, tout en parlant la langue de Lilliput… Le voyage est l’occasion d’un déploiement de jeux vocaux dans des langues imaginaires, de changements d’échelle et de volume sonore.

Théâtre musical

Pour les relations entre théâtre et musique, le compagnon de route d’Antoine Vitez pendant ses années de direction du théâtre national de Chaillot est Georges Aperghis. La musique est alors omni-présente, en salle et hors-salle, dans une articulation forte avec la programmation théâtrale qui associe concerts, créations de pièces de théâtre musical et mises en scène d’opéras.
La plupart des concerts et des mises en scène d’œuvres lyriques sont programmés dans la salle Gémier, mais la programmation musicale participe aussi de la vie du théâtre en dehors des salles de spectacle. En mars 1982, le compositeur Hamid Meshabi donne des concerts de musique traditionnelle du Maghreb dans le Grand Foyer en alternance avec les séances de contes de Nacer Khémir, et en juin les dix-sept compositeurs de l’association « de qualité » créent, pour le Bar Bleu, qui vient d’ouvrir côté Passy, des musiques dites « décoratives » qu’ils présentent entre les spectacles des formes brèves et les spectacles en salle. Un dispositif bifrontal est installé dans le foyer côté Passy, les spectateurs se font face de chaque côté d’un long couloir de bois sur lequel évoluent les acteurs et les chanteurs, tandis que les instrumentistes se situent à l’extrémité de l’aire de jeu.
Même si le léger tissu de la tente suspendue au milieu du foyer, et les fines parois en contreplaqué de la boîte posée en bas de l’escalier Passy, n’ont qu’un impact bien faible sur l’isolation sonore des espaces ainsi délimités, la clôture visuelle de ces petits espaces crée un effet d’intimité et focalise l’écoute. Rien de tel avec le dispositif ouvert installé côté Passy qui ne donne nullement l’impression de pouvoir retenir les voix et les notes.

Si la situation est inhabituelle pour les interprètes qui doivent s’adapter vocalement à une acoustique où le son tend à se répandre, pour les spectateurs entendre et voir les chanteurs, en dehors des maisons d’opéra, dans une relation de très grande proximité et dans un dispositif qui rompt avec la frontalité, est une expérience exceptionnelle.

Après la mise en scène de L’Orfeo de Monteverdi en alternance avec Hippolyte de Garnier et après les concerts « Monteverdi et ses contemporains » dans la salle Gémier, la saison suivante, Le Combat de Tancrède et Clorinde est présenté dans le Grand Foyer. En 1624, l’originalité de ce madrigal provenait en partie de la portée dramaturgique de la composition de Monteverdi qui transpose musicalement l’expression d’émotions violentes et donne à imaginer l’affrontement entre deux passions. Dans cet extrait, la voix parlée d’un acteur annonce le transport amoureux puis est relayée par la voix chantée du baryton qui traduit musicalement les émotions de Tancrède.

L’association entre les voix des acteurs-narrateurs et une musique instrumentale évocatrice dramatise le récit des actions guerrières et du déploiement de forces.

Á l'origine, La Voix humaine est un long monodrame en un acte écrit par Jean Cocteau pour l'actrice Ludmilla Pitoëff, puis créé par Berthe Bovy à la Comédie-Française en 1930. En 1958, Francis Poulenc, qui faisait partie du Groupe des Six lors de la création des Mariés de la tour Eiffel en 1921, compose une version opératique. Sous-titrée tragédie lyrique, elle est créée par la soprano Denise Duval en 1959 dans la salle Favart avec l'orchestre du Théâtre National de l'Opéra Comique dirigé par Georges Prêtre. La version que Vitez met en scène en 1982 avec Anne Béranger et Setrak est la version pour voix et piano.
Dans le Grand Foyer de Chaillot, tout le jeu d’Anne Béranger n’est pas, comme dans la version discographique, concentré dans la voix. Sa performance est aussi théâtrale. La projection vocale est plus forte, le son semble se répandre, se perdre. On entend également les pas sur le plancher, la toux des spectateurs : le micro est témoin d’une représentation, et son souffle lui-même audible.

Formes brèves

Á son arrivée à Chaillot, Antoine Vitez veut programmer un cycle de formes brèves dans des lieux insolites : escaliers, couloirs, foyers. L’idée est de susciter la recherche et l’expérimentation en invitant des artistes (auteurs, acteurs, metteurs en scène, scénographes, musiciens) à s’aventurer sur des terrains inhabituels.
Dans la pratique, ces lieux insolites ne permettent pas tous de satisfaire aux normes de sécurité en vigueur dans les bâtiments qui accueillent du public et l’équipe doit finir par se limiter au Grand Foyer. Mais pendant les deux premières saisons, les escaliers, les vestibules et les galeries sont également utilisés. En bas de l’escalier Passy, qui permet alors d’accéder aux bureaux de l’administration, un grand cube en bois démontable conçu par Yannis Kokkos est installé. Peint en blanc, il sert à la fois de décor et d’aire de jeu. Les spectateurs entrent par le côté Paris, descendent vers le foyer, traversent le bâtiment par la galerie, tournent dans le vestibule côté Passy, arrivent derrière la boîte, la longent par un de ses côtés, et s’assoient face à elle, sur les marches de l’escalier Passy qui leur servent de gradins.

On entend le silence, la manipulation d’un magnétophone et d’une cassette, l’écoute d’un message vocal enregistré dans une langue natale qui n’est pas celle du pays où le spectacle se joue.

Dans Adelbert le botaniste, Sophie Loucachevsky crée, quant à elle, des points de rassemblement éphémères dans les espaces de circulation et intègre dans sa mise en scène les déplacements des spectateurs d’un lieu à un autre. Ainsi, au début du spectacle, les spectateurs qui arrivent par la place du Trocadéro et descendent l’escalier Paris se retrouvent d’abord rassemblés, en une première station, debout sur le palier et dans le vestibule Paris où sont exposées des photographies de plantes, comme il pourrait y en avoir dans une fondation botanique, avant d’être invités à emprunter la longue galerie allant du vestibule Paris au vestibule Passy pour la suite du spectacle.

Dans le premier extrait, on entend le bruissement des spectateurs debout depuis déjà quelques minutes côté Paris, puis, discrètement, apparaît la voix d’un acteur, progressivement l’attention se focalise et le silence s’installe. Dans le second extrait, quelques minutes plus tard, l’acteur se tait après avoir invité les spectateurs à emprunter la galerie pour se rendre en un autre endroit où ils vont assister à une expérience. On passe inversement de l’écoute à la déambulation.