L’apparition
La rose
Le bois
Le flacon
Le Horla
Guy de Maupassant (1850-1893), auteur ; Frans Masereel (1889-1972), illustrateur, Paris, 1928.
Editions Albin Michel
BnF, Réserve des livres rares, RES P-Y2-1312
© Bibliothèque nationale de France
Le Horla, conte fantastique de Maupassant (1887), donne à lire la confession du narrateur, dont la vie est troublée par des micro-événements inattendus et inexplicables, comme cette carafe d'eau vide au matin alors qu'elle était pleine la veille.

« 5 juillet. — Ai-je perdu la raison ? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s’égare quand j’y songe !
Comme je le fais maintenant chaque soir, j’avais fermé ma porte à clef ; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d’eau, et je remarquai par hasard que ma carafe était pleine jusqu’au bouchon de cristal. < /br>Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse encore.
Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille, avec un couteau dans le poumon, et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas — voilà.
Ayant enfin reconquis ma raison, j’eus soif de nouveau ; j’allumai une bougie et j’allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevai en la penchant sur mon verre ; rien ne coula. — Elle était vide ! Elle était vide complètement ! D’abord, je n’y compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m’asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une chaise ! puis, je me redressai d’un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis, éperdu d’étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce ne pouvait être que moi ? Alors, j’étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie mystérieuse qui fait douter s’il y a deux êtres en nous, ou si un être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu’à nous-mêmes.
Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l’émotion d’un homme, sain d’esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde épouvanté, à travers le verre d’une carafe, un peu d’eau disparue pendant qu’il a dormi ! Et je restai là jusqu’au jour, sans oser regagner mon lit.
6 juillet. — Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ; — ou plutôt, je l’ai bue !
Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je deviens fou ? Qui me sauvera ? »
 
 

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