regards sur la villealbumsEugène Atgetpistes pédagogiques

Démaquiller le réel

Walter Benjamin
"Petite histoire de la photographie", Literarische Welt,
18 et 25 septembre, 2 octobre 1931, traduction Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, in Œuvres II, Gallimard Folio essais, 2000,
pp. 309-310.


"Atget était un comédien qui, rebuté par son métier, effaça son masque, puis se mit en devoir de démaquiller aussi le réel. Il vécut à Paris, pauvre et ignoré, bradant ses œuvres à des amateurs qui ne devaient guère être moins excentriques que lui-même, et il est mort récemment en laissant une œuvre riche de plus de quatre mille clichés. Berenice Abbott, de New York, a rassemblé ces images, dont Camille Recht vient de publier un choix dans un volume d'une remarquable beauté. Les publicistes de son temps "n'ont rien su de cet homme qui passait le plus clair de son temps à faire le tour des ateliers, sacrifiant ses clichés pour quelques sous, le prix souvent d'une de ces cartes postales qui, vers 1900, montraient de beaux paysages urbains plongés dans une nuit bleutée, avec une lune retouchée. Atget a atteint le pôle de la suprême maîtrise ; mais avec la modestie opiniâtre d'un grand expert qui vit toujours dans l'ombre, il négligea d'y planter son drapeau. Ainsi beaucoup peuvent s'imaginer avoir découvert le pôle où avant eux il a mis le pied". En effet : les photographies parisiennes d'Atget sont les précurseurs de la photographie surréaliste ; l'avant-garde de la seule colonne véritablement importante que le surréalisme ait réussi à mettre en branle. Le premier, il désinfecte l'atmosphère suffocante qu'avait répandue le portrait photographique conventionnel de l'époque de la décadence. Il purifie, mieux : il dissipe cette atmosphère. Il inaugure cette libération de l'objet par rapport à l'aura, qui est le mérité le moins contestable de la nouvelle école photographique."