Le Paris de Balzac
Honoré de Balzac
Physiologie du mariage, XI. 1826.
"Quand ils se sont examinés avec la curiosité sournoise
d’un gendarme qui cherche à reconnaître un signalement,
qu’ils sont bien convaincus de la fraîcheur respective de leurs
gants, de leurs gilets et de la grâce avec laquelle leurs cravates
sont nouées, qu’ils sont à peu près certains qu’aucun
d’eux n’est tombé dans le malheur, ils se prennent le
bras ; et s’ils partent du théâtre des Variétés,
ils n’arriveront pas à la hauteur de Frascati sans s’être
adressé une question un peu drue, dont voici la traduction libre : "Qui épousons-nous
pour le moment ?..." Règle générale, c’est
toujours une femme charmante.
Quel est le fantassin de Paris dans l’oreille duquel il n’est
pas tombé, comme des balles en un jour de bataille, des milliers de
mots prononcés par les passants, et qui n’ait pas saisi une
de ces innombrables paroles, gelées en l’air, dont parle Rabelais
? Mais la plupart des hommes se promènent à Paris comme ils
mangent, comme ils vivent, sans y penser.
Il existe peu de musiciens habiles, de physionomistes exercés qui
sachent reconnaître de quelle clef ces notes éparses sont signées,
de quelle passion elles procèdent.
Oh ! errer dans Paris ! adorable et délicieuse existence ! Flâner
est une science, c’est la gastronomie de l’œil.
Se promener, c’est végéter ; flâner, c’est
vivre. La jeune et jolie femme, longtemps contemplée par des yeux
ardents, serait encore bien plus recevable à prétendre un salaire
que le rôtisseur qui demandait vingt sous au Limousin dont le nez,
enflé à toutes voiles, aspirait de nourrissants parfums.
Flâner, c’est jouir, c’est recueillir des traits d’esprit,
c’est admirer de sublimes tableaux de malheur, d’amour, de joie,
des portraits gracieux ou grotesques ; c’est plonger ses regards au
fond de mille existences : jeune, c’est tout désirer, tout posséder
; vieillard, c’est vivre de la vie des jeunes gens, c’est épouser
leurs passions.
Or, combien de réponses un flâneur artiste n’a-t-il pas
entendu faire à l’interrogation catégorique sur laquelle
nous sommes restés ?
"Elle a trente-cinq ans, mais tu ne lui en donnerais pas vingt !" dit
un bouillant jeune homme aux yeux pétillants, et qui, libéré du
collège, voudrait, comme Chérubin, tout embrasser. "Comment
donc ! mais nous avons des peignoirs de batiste et des anneaux de nuit en diamants..." dit
un clerc de notaire.
"Elle a voiture et une loge aux Français !" dit un militaire. "Moi
! s’écrie un autre un peu âgé en ayant l’air
de répondre à une attaque, cela ne me coûte pas un sou
! Quand on est tourné comme nous... Est-ce que tu en serais là,
mon respectable ami ?" Et le promeneur de frapper un léger coup
de plat de la main sur l’abdomen de son camarade"