La réputation
des zoniers
Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq, 1869, chapitre 1.
"Le 20 février 18.., un dimanche, qui se trouvait être
le dimanche gras, sur les onze heures du soir, une ronde d’agents du
service de la sûreté sortait du poste de police de l’ancienne
barrière d’Italie.
La mission de cette ronde était d’explorer ce vaste quartier qui
s’étend de la route de Fontainebleau à la Seine, depuis les
boulevards extérieurs jusqu’aux fortifications.
Ces parages déserts avaient alors la fâcheuse réputation
qu’ont aujourd’hui les carrières d’Amérique.
S’y aventurer de nuit était réputé si dangereux, que
les soldats des forts venus à Paris, avec la permission du spectacle,
avaient ordre de s’attendre à la barrière et de ne rentrer
que par groupes de trois ou quatre.
C’est que les terrains vagues, encore nombreux, devenaient, passé minuit,
le domaine de cette tourbe de misérables sans aveu et sans asile, qui
redoutent jusqu’aux formalités sommaires des plus infâmes
garnis.
Les vagabonds et les repris de justice s’y donnaient rendez-vous. Si la
journée avait été bonne, ils faisaient ripaille avec les
comestibles volés aux étalages. Quand le sommeil les gagnait, ils
se glissaient sous les hangars des fabriques ou parmi les décombres de
maisons abandonnées.
Tout avait été mis en œuvre pour déloger des hôtes
si dangereux, mais les plus énergiques mesures demeuraient vaines.
Surveillés, traqués, harcelés, toujours sous le coup d’une
razzia, ils revenaient quand même, avec une obstination idiote, obéissant,
on ne saurait dire à quelle mystérieuse attraction."