Le capharnaüm des rebuts
Charles Baudelaire
Paradis artificiels. Du vin et du hachish, I Le vin,
in Œuvres complètes, Paris, Gallimard La Pléiade,
1961, p. 327-328.
"Mais voici bien autre chose. Descendons un peu plus bas. Contemplons
un de ces êtres mystérieux, vivant pour ainsi dire des déjections
des grandes villes ; car il y a de singuliers métiers. Le nombre en
est immense. J'ai quelquefois pensé avec terreur qu'il y avait des
métiers qui ne comportaient aucune joie, des métiers sans plaisir,
des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais.
Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée
de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce
qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle
a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives
de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage,
un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, ordures
qui, remâchées par la divinité de l'Industrie, deviendront
des objets d'utilité ou de jouissance. Le voici qui, à la
clarté sombre des réverbères tourmentés par le
vent de la nuit, remonte une des rues tortueuses et peuplées de petits
ménages de montagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu
de son châle d'osier avec son numéro sept. Il arrive hochant
la tête et butant sur les pavés, comme les jeunes poètes
qui passent toutes leurs journées à errer et à chercher
des rimes. Il parle tout seul ; il verse âme dans l'air froid et ténébreux
de la nuit. C'est monologue splendide à faire prendre en pitié les
tragédies les plus lyriques. “ En avant ! marche ; division,
tête, armée ! ” Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène
! Il paraît que le numéro sept s'est changé en
sceptre de fer, et le châle d'osier en manteau impérial. Maintenant
il complimente son armée. La bataille est gagnée, mais la journée
a été chaude. Il passe à cheval sous des arcs de triomphe. Son
cœur est heureux. Il écoute avec délices les acclamations
d'un monde enthousiaste. Tout à l'heure il va dicter son code supérieur à tous
les codes connus. Il jure solennellement qu'il rendra ses peuples heureux.
La misère et le vice ont disparu de l'humanité.
Et cependant il a le dos et les reins écorchés
par le poids de sa hotte. Il est harcelé de chagrins de ménage.
Il est moulu par quarante ans de travail et de courses. L'âge le tourmente.
Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l'humanité languissante
un or intellectuel. Comme les bons rois, il règne par ses services et
chante ses exploits par le gosier de ses sujets."