La Cité Doré
Alexandre Privat d’Anglemont
Paris Anecdote. Les industries inconnues, la Childebert,
les oiseaux de nuit, la villa des chiffonniers, Paris, P. Jannet, 1854,
Paris, Les éditions de Paris, 1984, p. 173-181 (l’
ensemble
du texte est téléchargeable sur Gallica).
"Là-bas, bien loin, au fond d’un faubourg impossible,
plus loin que le japon, plus inconnu que l’intérieur de l’Afrique,
dans un quartier où personne n’a jamais passé, il existe
quelque chose d’incroyable, d’incomparable, de curieux, d’affreux,
de charmant, de désolant, d’admirable. On vous a parlé de
carbets de Caraïbes, d’ajoupas de nègres marrons, de wigwams
de sauvages, de tentes d’Arabes ; rien ne ressemble à cela ?
C’est plus extraordinaire que tout ce qu’on peut dire. Les camps
de Tartares doivent être des palais auprès. Et cependant cette
chose, qui ferait frissonner un habitant de la rue Vivienne, est dans Paris, à deux
pas du chemin de fer d’Orléans, à dix minutes du Jardin
des Plantes, à la barrière des Deux-Moulins en un mot.
Cela a le nom de cité Doré, non par antiphrase, mais parce que
M. Doré, chimiste distingué est propriétaire du terrain.
Vu d’en haut, c’est une réunion de cabanes à lapins
où logent des chrétiens. Vu de près, c’est douteux,
mais après tout c’est consolant. C’est une ville dans une
ville, c’est un peuple égaré au milieu d’un autre peuple.
La cité ne ressemble pas plus à l’autre Paris que Canton
ne ressemble à Copenhague. C’est la capitale de la misère
se fourvoyant au milieu de la contrée du luxe ; c’est la république
de Saint-Marin au centre des États d’Italie ; c’est le
pays du bonheur, du rêve, du laisser-aller, posé par le hasard au
cœur d’un empire despotique.
[…] En 1848, M. Doré eut l’idée de diviser sa propriété pour
la louer aux bourgeois de Paris, qui, comme on sait, ont une passion toute particulière
pour le jardinage […] L’affiche Terrain à vendre ou à louer
au mètre se pavanait au vent depuis quelques jours, quand M. Doré,
qui s’attendait à y voir enter pour le moins quelque Némorin
de la rue Saint-Denis ou un Daphnis et une Chloé du quartier du Temple,
vit apparaître un chiffonnier de la plus belle espèce, hotte au
dos, crochet à la main […]
C’était un homme laborieux, intelligent, plein de courage. Dès
l’aube du jour suivant, il était à l’ouvrage, entouré de
sa nombreuse famille. Ils creusaient les fondations de leur villa champêtre,
ils achetaient, à cinquante centimes le tombereau, des garnis de démolition,
et quelques jours après ils se mettaient bravement à édifier
[…]
Au bout de trois mois, la maison était construite de fond en comble. Le
toit était posé. Ce toit avait été fait avec de vieilles
toiles goudronnées sur lesquelles on avait posé de la terre battue.
Au printemps suivant, on planta des clématites, des capucines et des volubilis
sur ce toit, de façon que, lorsque vint l’été, la
famille semblait habiter dans un nid parfumé […]
L’expérience de la terre et de la toile goudronnée faite
par le premier habitant de l’endroit n’avait pas réussi. L’eau
avait détrempé la terre ; elle était devenue trop lourde,
elle avait crevé la toile. Il fallait trouver quelque chose de nouveau
et de moins coûteux. C’est alors qu’un chiffonnier eut une
idée sublime !
À Paris tout se vend, excepté le vieux fer-blanc ; il fallait
donc employer le vieux fer-blanc, qui est très abondant, surtout depuis
que presque toutes les caisses de marchandises exportées sont doublées
avec des feuilles de ce métal. On se mit à ramasser ce que les
autres dédaignaient, de façon qu’aujourd’hui la majeure
partie des maisons de la cité sont recouvertes en fer-blanc. Dans les
premiers temps, elles ont l’air d’être coiffées de casques
d’argent. Mais quand, à la suite des pluies, la rouille s’y
est mise, cela produit le plus déplorable effet ; cela donne à ces
pauvres demeures une apparence hideuse de niche à chien.
[…] Ainsi, en moins de quatre ans, voici tout un quartier qui s’est
bâti, peuplé, régularisé, sans avoir coûté un
seul sou à la ville de Paris ; des gens qui habitaient des rues
infectes, des logements où ils ne pouvaient ni bouger ni respirer,
qui aujourd’hui sont propriétaires et y ont presque tous des magasins
ou des hangars pour déposer leur récolte de chiffons et d’os.
Ils ont de l’air, une vue admirable, dans un quartier sain. […]
Nous l’avons souvent dit : assainir, c’est moraliser, et les
faits sont là pour prouver ce que nous avançons."