Observer la rue
Georges Perec
Espèces d’espaces, Paris, Galilée,
1974, p. 70-71.
"Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un
peu systématique.
S’appliquer. Prendre son temps.
Noter le lieu : la terrasse d’un café près du carrefour
Bac-Saint-Germain
l’heure : sept heures du soir
la date : 15 mai 1973
le temps : beau fixe
Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce
qui est notable ? y a-t-il quelque chose qui nous frappe ?
Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.
Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire
ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident,
le plus commun, le plus terne.
La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c’est fait, à quoi ça
sert. Les gens dans les rues, les voitures. Quel genre de voitures ?
Les immeubles : noter qu’ils sont plutôt confortables, plutôt
cossus ; distinguer les immeubles d’habitation et les bâtiments
officiels.
Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n’y a pas de
magasin d’alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander
où les gens du quartier font leur marché.
Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, eux, trois,
quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu’on le
connaît, parce qu’il est au soleil, parce que c’est un
tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc.
Ne pas dire, ne pas écrire "etc.". Se forcer à épuiser
le sujet, même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou
stupide. On n’a encore rien regardé, on n’a fait que repérer
ce que l’on avait depuis longtemps repéré.
S’obliger à voir plus platement.
Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures
arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles
ont été arrêtées par des feux rouges.
Compter les voitures
Regarder les plaques des voitures […]
Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morris, kiosques à journaux,
affiches, panneaux de circulation, graffiti, prospectus jetés à terre,
enseignes des magasins."