Étourdi par la foule
Gustave Flaubert
L'Éducation sentimentale, 1869.
"Il remontait, au hasard, le Quartier latin, si tumultueux d’habitude,
mais désert à cette époque, car les étudiants étaient
partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés
par le silence avaient un aspect plus morne encore ; on entendait toutes
sortes de bruits paisibles, de battements d’ailes dans des cages, le
ronflement d’un tour, le marteau d’un savetier ; et les
marchands d’habits, au milieu des rues, interrogeaient de l’œil
chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la
dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ; les journaux
demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture ; dans l’atelier
des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent
tiède. De temps à autre, il s’arrêtait à l’étalage
d’un bouquiniste ; un omnibus, qui descendait en frôlant
le trottoir le faisait se retourner ; et parvenu devant le Luxembourg,
il n’allait pas plus loin.
Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait
vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs
humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes
de lumières, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des
dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient
et la foule l’étourdissait,- le dimanche surtout, - quand, depuis
la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était un immense
flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de la poussière, dans
une rumeur continue ; il se sentait tout écœuré par
la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile
transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux
valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder."