L'artiste, homme du monde, homme des foules
et enfant
Charles Baudelaire
Le peintre de la vie moderne, III. "L'artiste,
homme du monde, homme des foules et enfant", Le Figaro, novembre–décembre
1863, La Pléiade, p. 1156-1162.
"La foule est son domaine, comme l'air est celui de l'oiseau, comme
l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est d'épouser
la foule. Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné,
c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre,
dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini,. Être
hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être
au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques‑uns
des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés,
impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur
est un prince qui jouit partout de son incognito. L'amateur de la
vie fait du monde sa famille comme l'amateur du beau sexe compose sa famille
de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables ;
comme l'amateur de tableaux vit dans une société enchantée
de rêves peints sur toile. Ainsi l'amoureux de la vie universelle entre
dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité.
On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette
foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun
de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante
de tous les éléments de la vie. C'est un moi insatiable du non‑moi, qui, à chaque
instant, le rend et l'exprime en images plus vivantes que la vie elle‑même,
toujours instable et fugitive. « Tout homme, disait un jour M. G. dans
une de ces conversations qu'il illumine d'un regard intense et d'un geste évocateur,
tout homme qui n'est pas accablé par un de ces chagrins d'une nature
trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui
s'ennuie au sein de la multitude, est un sot ! un
sot ! et je le méprise ! »
Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu'il voit le
soleil tapageur donnant l'assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit
avec remords, avec regrets : « Quel ordre impérieux ! quelle
fanfare de lumière! Depuis plusieurs heures déjà, de
la lumière partout ! de la lumière perdue par mon sommeil !
Que de choses éclairées j'aurais pu voir et que je n'ai pas
vues ! » Et il part ! et il regarde couler le fleuve de la vitalité,
si majestueux et si brillant. Il admire l'éternelle beauté et
l'étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement
maintenue dans le tumulte de la liberté humaine. II contemple les
paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la brume
ou frappés par les soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages,
des fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de
la dextérité des valets, de la démarche des femmes onduleuses,
des beaux enfants, heureux de vivre et d'être bien habillés ;
en un mot, de la vie universelle."