Les passages
Walter Benjamin
« Paris, capitale du XIX
e siècle », « exposé » de
1939, in
Das Passagen-Werk, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1982,
p. 60-77, texte téléchargeable sur
Les
classiques des sciences sociales.
"La majorité des passages sont construits à Paris dans
les quinze années qui suivent 1822. La première condition pour
leur développement est l’apogée du commerce des tissus.
Les magasins de nouveautés, premiers établissements qui ont
constamment dans la maison des dépôts de marchandises considérables,
font leur apparition. Ce sont les précurseurs des grands magasins.
C’est à cette époque que Balzac fait allusion lorsqu’il écrit : "Le
grand poème de l’étalage chante ses strophes de couleurs
depuis la Madeleine jusqu’à la porte Saint-Denis." Les
passages sont des noyaux pour le commerce des marchandises de luxe. En vue
de leur aménagement l’art entre au service du commerçant.
Les contemporains ne se lassent pas de les admirer. Longtemps ils resteront
une attraction pour les touristes. Un Guide illustré de Paris dit : "Ces
passages, récente invention du luxe industriel, sont des couloirs
au plafond vitré, aux entablements de marbre, qui courent à travers
des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont
solidarisés pour ce genre de spéculation. Des deux côtés
du passage, qui reçoit sa lumière d’en haut, s’alignent
les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel passage
est une ville, un monde en miniature." C’est dans les passages
qu’ont lieu les premiers essais d’éclairage au gaz.
La deuxième condition requise pour le développement des passages
est fournie par les débuts de la construction métallique. Sous
l’Empire on avait considéré cette technique comme une
contribution au renouvellement de l’architecture dans le sens du classicisme
grec. Le théoricien de l’architecture Boetticher, exprime le sentiment
général lorsqu’il dit que : "quant aux formes
d’art du nouveau système, le style hellénique" doit être
mis en vigueur. Le style Empire est le style du terrorisme révolutionnaire
pour qui l’État est une fin en soi. De même que Napoléon
n’a pas compris la nature fonctionnelle de l’État en tant
qu’instrument de pouvoir pour la bourgeoisie, de même les architectes
de son époque n’ont pas compris la nature fonctionnelle du fer,
par où le principe constructif acquiert la prépondérance
dans l’architecture. Ces architectes construisent des supports à l’imitation
de la colonne pompéienne, des usines à l’imitation des
maisons d’habitation, de même que plus tard les premières
gares affecteront les allures d’un chalet. La construction joue le rôle
du subconscient. Néanmoins le concept de l’ingénieur, qui
date des guerres de la révolution commence à s’affirmer
et c’est le début des rivalités entre constructeur et décorateur,
entre l’École Polytechnique et l’École des Beaux-Arts. – Pour
la première fois depuis les Romains un nouveau matériau de construction
artificiel, le fer, fait son apparition. Il va subir une évolution dont
le rythme au cours du siècle va en s’accélérant.
Elle reçoit une impulsion décisive au jour où l’on
constate que la locomotive – objet des tentatives les plus diverses depuis
les années 1828-29 – ne fonctionne utilement que sur des rails
en fer. Le rail se révèle comme la première pièce
montée en fer, précurseur du support. On évite l’emploi
du fer pour les immeubles et on l’encourage pour les passages, les halls
d’exposition, les gares – toutes constructions qui visent à des
buts transitoires."