Le passage du Pont-Neuf
Émile Zola
Thérèse Raquin, 1867.
"Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient
des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit
et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage
a trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé de
dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ;
le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de
crasse.
Par les beaux jours d’été, quand un lourd soleil brûle
les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne
misérablement dans le passage. Par les vilains jours d’hiver,
par les matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit
sur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble.
À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées,
laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là des
bouquinistes, des marchands de jouets d’enfant, des cartonniers, dont
les étalages gris de poussières dorment vaguement dans l’ombre ;
les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les marchandises
de reflets verdâtres ; au-delà, derrière les étalages,
les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres
dans lesquels s’agitent des formes bizarres.
À droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraille
contre laquelle les boutiquiers d’en face ont plaqué d’étroites
armoires ; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis
vingt ans s’y étalent le long de minces planches peintes d’une
horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s’est établie
dans une des armoires ; elle y vend des bagues de quinze sous, délicatement
posées sur un lit de velours bleu, au fond d’une boîte en
acajou."