"La Seine roule ses flots jaunâtres moirés, çà et
là, à la surface, de longues traînées d’huile.
Entre deux arbres dénudés, dont les branches basses trempent
dans l’eau, je distingue une guinguette bâtie sur pilotis, avec
un hangar à bateaux et un squelette de tonnelle, qui doit être
fleurie, l’été. Deux canots, amarrés à des
piquets, tirent sur leur chaîne et se balancent mollement. Sous le ciel
gris, tout ce saint frusquin de l’évasion au rabais pour couples à la
nostalgie romantique facilement apaisable, exhale une indicible tristesse.
À moins que ce ne soit ma gueule de bois et les pensées que je rumine,
qui ne me fassent voir les choses sous cet angle. Un tonneau noir, en tôle
ondulée, ayant contenu du coaltar ou autre infect produit, sert de minable
et ridicule balise. Solidement ancré au milieu du fleuve, il coupe le
courant qui dessine à partir de lui des sillons liquides toujours renouvelés.
Il retient parfois contre ses parois, l’espace de quelques secondes,
des épaves dignes de lui, branchettes pourries ou brindilles agglomérées,
qui se dégagent rapidement et poursuivent leur voyage. D’une usine
impossible à situer me parvient le bourdonnement assourdi de machines
en activité. Il ne manque qu’un chien crevé, dodu et verdâtre,
pour parfaire le décor. En cherchant bien, ça doit pouvoir
se trouver.
[…] L’atelier en question se dresse à l’écart,
isolé, séparé d’un embryon de cimetière
de bagnoles et d’un garage où pétaradent des motos, non
seulement par un rideau d’arbres, mais encore par un no man’s
land où s’entassent diverses saloperies métalliques.
C’est un bâtiment de bois goudronné, d’aspect vénéneux
et maléfique. Les carreaux de ses ouvertures – une baie latérale
et une imposte au-dessus du portail – sont sales ou cassés.
Comme dans toutes les usines, tous les ateliers. Le nom de l’ancien
proprio s’étale sur la façade, en lettres d’un
rouge sournois. DUP, on lit. Le reste a été bouffé par
le temps, la pluie et le soleil. L’atelier est assez loin du boulevard.
Une allée carrossable creusée d’ornières et bordée
de buissons lépreux y conduit. Jadis, une barrière en défendait
l’accès. Elle existe toujours, mais elle ne défend plus
rien. La porte, démantibulée, pend au seul gond qui lui reste."
"[…] J'entre dans un bistro tuer quelques minutes.
Lorsque j'en ressors, l'avenue de Wagram, du moins dans sa partie comprise
entre le boulevard Pereire et la place du Brésil, ne déborde
toujours pas d'une activité à tout casser. Sur la chaussée,
le trafic réduit permet de fausses espérances aux automobilistes qui
roulent à vive allure vers l'Etoile où, autour de l'Arc de
Triomphe qu'on aperçoit dans la perspective, de coquets embouteillages,
faits sur mesures, les attendent déjà. Sur les larges trottoirs,
les passants sont rares. Une porteuse de pain part livrer sa marchandise.
Un employé de
la voirie s'accoude méditativement sur le manche de son balai traînant
dans l'eau du caniveau. Des concierges filent un coup de fion sur leur territoire.
Tenu en laisse par un larbin désabusé, un chien accomplit sa
promenade hygiénique matinale, un de ces clebs courts sur pattes,
longs de poil et moches de bouille comme on n'en rencontre que dans les beaux quartiers."
L'envahissant cadavre de la plaine Monceau (1959)