L'image muette des petits métiers
Marcel Proust
À la recherche du temps perdu, La prisonnière (1923),
Paris, Gallimard La Pléiade, vol. 3, p. 116-128.
"[…] Dehors, des thèmes populaires finement écrits
pour des instruments variés, depuis la corne du raccommodeur de porcelaine,
ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu’à la flûte
du chevrier, qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de
Sicile, orchestraient légèrement l’air matinal, en une « ouverture
pour un jour de fête ». L’ouïe, ce sens délicieux,
nous apporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes les lignes,
dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrant la couleur. Les
rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s’étaient
hier abaissés le soir sur toutes les possibilités de bonheur
féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies
d’un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente,
sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu’on
lève eût peut-être été mon seul plaisir
dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma
joie, desquels je n’aurais pas voulu perdre un seul en restant trop
tard endormi. C’est l’enchantement des vieux quartiers aristocratiques
d’être, à côté de cela, populaires.
[…] Tirant d’un flûtiau, d’une cornemuse, des
airs de son pays méridional dont la lumière s’accordait
bien avec les beaux jours, un homme en blouse, tenant à la main un nerf
de bœuf et coiffé d’un béret basque, s’arrêtait
devant les maisons. C’était le chevrier avec deux chiens et, devant
lui, son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin il passait assez
tard dans notre quartier ; et les femmes accouraient avec un bol pour recueillir
le lait qui devait donner la force à leurs petits. Mais aux airs pyrénéens
de ce bienfaisant pasteur se mêlait déjà la cloche du repasseur,
lequel criait : « Couteaux, ciseaux, rasoirs. » Avec lui ne pouvait
lutter le repasseur de scies, car, dépourvu d’instrument, il se
contentait d’appeler : « Avez-vous des scies à repasser,
v’là le repasseur », tandis que, plus gai, le rétameur,
après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles,
tout ce qu’il étamait, entonnait le refrain : « Tam, tam,
tam, c’est moi qui rétame, même le macadam, c’est
moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous les trous, trou, trou, trou » ;
et de petits Italiens, portant de grandes boîtes de fer peintes en rouge
où les numéros – perdants et gagnants – étaient
marqués, et jouant d’une crécelle, proposaient : « Amusez-vous,
mesdames, v’là le plaisir. »
[…] Aussi fut-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondre à Albertine
: « Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez. – À la
barque, les huîtres, à la barque. – Oh ! des huîtres,
j’en ai si envie ! » Heureusement, Albertine, moitié inconstance,
moitié docilité, oubliait vite ce qu’elle avait désiré,
et avant que j’eusse eu le temps de lui dire qu’elle les aurait
meilleures chez Prunier, elle voulait successivement tout ce qu’elle
entendait crier par la marchande de poissons : « À la crevette, à la
bonne crevette, j’ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il
arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. – Voilà le
maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule
fraîche et bonne, à la moule ! » Malgré moi, l’avertissement
: « Il arrive le maquereau » me faisait frémir. Mais comme
cet avertissement ne pouvait s’appliquer, me semblait-il, à notre
chauffeur, je ne songeais qu’au poisson que je détestais, mon
inquiétude ne durait pas. « Ah ! des moules, dit Albertine,
j’aimerais tant manger des moules. – Mon chéri ! c’était
pour Balbec, ici ça ne vaut rien ; d’ailleurs, je vous en prie,
rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des moules. » Mais
mon observation était d’autant plus malencontreuse que la marchande
des quatre-saisons suivante annonçait quelque chose que Cottard défendait
bien plus encore :
À la romaine, à la romaine !
On ne la vend pas, on la promène.
Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui
promisse de faire acheter, dans quelques jours, à la marchande qui crie
: « J’ai de la belle asperge d’Argenteuil, j’ai de
la belle asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l’on
eût attendu des propositions plus étranges, insinuait : « Tonneaux,
tonneaux. » On était obligé de rester sur la déception
qu’il ne fût question que de tonneaux, car ce mot même était
presque entièrement couvert par l’appel : « Vitri, vitri-er,
carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er », division
grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne fit l’appel
du marchand de chiffons, reproduisant sans le savoir une de ces brusques interruptions
de sonorité, au milieu d’une prière, qui sont assez fréquentes
sur le rituel de l’Église : « Praeceptis salutaribus moniti
et divina institutione formati audemus dicere », dit le prêtre
en terminant vivement sur « dicere ». Sans irrévérence,
comme le peuple pieux du moyen âge, sur le parvis même de l’église,
jouait les farces et les soties, c’est à ce « dicere » que
fait penser ce marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur
les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l’accentuation
réglée par le grand pape du VIIe siècle : « Chiffons,
ferrailles à vendre » (tout cela psalmodié avec lenteur
ainsi que ces deux syllabes qui suivent, alors que la dernière finit
plus vivement que « dicere »), « peaux d’ la-pins. – La
Valence, la belle Valence, la fraîche orange. » Les modestes poireaux
eux-mêmes : « Voilà d’beaux poireaux », les
oignons : « Huit sous mon oignon », déferlaient pour moi
comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se
perdre, et prenaient ainsi la douceur d’un « suave mari magno ». « Voilà des
carottes à deux ronds la botte. – Oh ! s’écria Albertine,
des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que
j’ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera
les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça
ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en
un bon repas."