Plus d'un quartier va fondre
Émile Zola
La curée (1872), Paris, Le livre de poche,
1984, p. 93-94.
"– Oui, oui, j'ai bien dit, plus d'un quartier va fondre, et il restera
de l'or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand
innocent de Paris ! vois donc comme il est immense et comme il s'endort doucement
! C'est bête, ces grandes villes ! Il ne se doute guère de l'armée
de pioches qui l'attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels
de la rue d'Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s'ils
savaient qu'ils n'ont plus que trois ou quatre ans à vivre.
Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût
de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec
un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant
couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant
ironiquement les lèvres.
– On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce
n'est qu'une misère. Regarde là-bas, du côté des
Halles, on a coupé Paris en quatre...
Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il
fit signe de séparer la ville en quatre parts.
– Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l'on perce,
demanda sa femme.
– Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ils dégagent
le Louvre et l'Hôtel de Ville. Jeux d'enfants que cela ! C'est bon pour
mettre le public en appétit... Quand le premier réseau sera fini,
alors commencera la grande danse. Le second réseau trouera la ville
de toutes parts, pour rattacher les faubourgs au premier réseau. Les
tronçons agoniseront dans le plâtre... Tiens, suis un peu ma main.
Du boulevard du Temple à la barrière du Trône, une entaille
; puis de ce côté, une autre entaille, de la Madeleine à la
plaine Monceau ; et une troisième entaille dans ce sens, une autre dans
celui-ci, une entaille là, une entaille plus loin, des entailles partout.
Paris haché à coups de sabre, les veines ouvertes, nourrissant
cent mille terrassiers et maçons, traversé par d'admirables voies
stratégiques qui mettront les forts au cœur des vieux quartiers."