Le boulevard Haussmann est arrivé rue Laffitte
Louis Aragon
Le paysan de Paris (1926), Paris, Gallimard Le
livre de poche, 1971, p. 21-22.
"Le boulevard Haussmann est arrivé aujourd'hui
rue Laffitte", disait l'autre jour l'Intransigeant. Encore quelques
pas de ce grand rongeur, et, mangé le pâté de maisons qui
le sépare de la rue Le Peletier, il viendra éventer le buisson
qui traverse de sa double galerie le passage de l'Opéra, pour aboutir
obliquement sur le boulevard des Italiens. C'est à peu près au
niveau du Café Louis XIV qu'il s'abouchera à cette voie par une
espèce
singulière de baiser de laquelle on ne peut prévoir les suites
ni le retentissement dans le vaste corps de Paris. On peut se demander si une
bonne partie du fleuve humain qui transporte journellement de la Bastille à la
Madeleine d'incroyables flots de rêverie et de langueur ne va pas se
déverser dans cette échappée nouvelle et modifier ainsi
tout le cours des pensées d'un quartier, et peut-être d'un monde.
Nous allons sans doute assister à un bouleversement des modes de la
flânerie et de la prostitution, et par ce chemin qui ouvrira plus grande
la communication entre les boulevards et le quartier Saint-Lazare, il est permis
de penser que déambuleront de nouveaux types inconnus qui participeront
des deux zones d'attraction entre lesquelles hésitera leur vie, et seront
les facteurs principaux des mystères de demain."