L’entre-deux, situation de l’histoire
et problème
du réel
Michel De Certeau
L’écriture de l’histoire, Paris,
Gallimard, 1975, p. 48-49.
"Un incessant travail de différenciation (entre événements,
entre périodes, entre données ou entre séries, etc.)
est, en histoire, la condition de toute mise en relation des éléments
distingués, et donc de leur compréhension. Mais il s'appuie
sur la différence entre un présent et un passé. Il suppose
partout l'acte qui pose une nouveauté en se détachant d'une
tradition pour la considérer comme un objet de connaissance. La coupure
décisive dans n'importe quelle science (une exclusion est toujours
nécessaire à l'établissement d'une rigueur) prend en
histoire la forme d'une limite originelle qui constitue une réalité comme "passée" et
qui s'explicite dans les techniques proportionnées à la tâche
de "faire de l'histoire". Or cette césure semble niée
par l'opération qu'elle fonde, puisque ce "passé" revient
dans la pratique historiographique. Le mort ressurgit, intérieur au
travail qui postulait sa disparition et la possibilité de l'analyser
comme un objet.
Le statut de cette limite, nécessaire et déniée,
caractérise l'histoire comme science humaine. Elle est "humaine" en
effet, non pas en tant qu'elle a l'homme pour objet, mais parce que sa pratique
réintroduit dans le "sujet" de la science ce qui en avait étét
distingué, comme son objet. Son fonctionnement renvoie l'un à l'autre
les deux pôles du "réel". L'activité productrice
et la période connue s'altèrent réciproquement.
La césure qu'a posé entre elles une décision instauratrice
de travail scientifique (et source d'"objectivité") se met à bouger.
Elle s'inverse, elle se déplace, elle avance. Ce mouvement est précisément
dû au fait qu'elle a été posée et qu'elle
ne peut être tenue."