par Eric Monin, Daniel Deshays et Bénédicte Boisson
Cette séquence rend compte de l’expérience auditive inédite qu’ont vécue de nombreux spectateurs lorsque le théâtre est sorti des salles. Un mouvement qui s’est inscrit dans une décentralisation générale des événements culturels : sonorisation de lieux historiques, spectacles donnés en plein air ou, comme à Bussang, dans un bâtiment ouvert sur le dehors, y compris acoustiquement.
Les spectacles « son et lumière », réalisations d’un genre nouveau qui, dans les années 1950, essaimeront rapidement dans tout le pays avant de partir à la conquête du monde, entretiennent des liens étroits avec les expériences théâtrales menées au même moment par les mêmes protagonistes, qui utilisent les mêmes techniques pour enregistrer et diffuser le son sur les scènes de théâtre ou dans des expérimentations radiophoniques.Ainsi, il faut rappeler le rôle clef de Jean-Wilfrid Garrett qui s’occupait simultanément de l’enregistrement et la mise en ondes stéréophoniques du son et lumière de Chambord et, sur la suggestion de Maurice Jarre, de Nucléa, une pièce du poète Henri Pichette, mise en scène au Théâtre national populaire par Gérard Philipe pour l’ouverture de la salle de Chaillot. Deux ans plus tôt, Jean-Wilfrid Garrett avait mis au point l’émission stéréophonique de la pièce Une larme du diable de Théophile Gautier, sous la direction artistique de René Clair, avec entre autres interprètes, Gérard Philipe, un projet récompensée par le prix Italia en 1951.
En octobre 1951, Paul Robert-Houdin, l’architecte conservateur du Château de Chambord, propose à Pierre Sudreau qui est alors préfet du Loir-et-Cher, d’organiser autour de l’édifice un « spectacle de Féerie » combinant « une partie lumière » et « une partie sonorisation » selon « un véritable scénario où la musique doit compléter l’éclairage du monument. » Très vite, une petite équipe sera réunie pour mettre au point ce projet dont personne ne devinait vraiment l’issue finale.
Tandis que la RTF (Radiodiffusion-télévision française) était représentée par José Bernhart et Jean-Wilfrid Garrett, deux ingénieurs du son qui venaient de déposer un brevet pour un procédé de stéréophonie dirigée, la Compagnie des lampes Mazda et la maison Pathé Marconi mettaient leurs techniciens à la disposition de Michel Ranjard, architecte en chef du château et responsable de la mise en scène du projet. La diffusion sonore était assurée par les conques récemment mises au point par Joseph Léon, directeur de la société Elipson.
Du côté artistique, Jean Martin-Demézil, l’archiviste en chef du département, s’occupait de l’écriture de la légende historique de Chambord adaptée par Yves Jamiaque, auteur dramatique au Club d’Essai de la RTF, et Maurice Jarre se chargeait de la musique. Le spectacle fut joué pour la première fois le 30 mai 1952.
Contrôlé par un opérateur depuis son poste de commande, situé sous la chapelle du château, ce spectacle est dépourvu de comédiens présents physiquement. Ce sont des enregistrements sonores qui sont diffusés, un texte enregistré par les acteurs qui constitue la charpente du spectacle, sur lesquels viennent se caler tout un jeu de projections lumineuses qui doivent respecter une partition préparée minutieusement.
Le projet le plus emblématique illustrant les liens ténus entre théâtre et son et lumière fut certainement le spectacle de son et lumière organisé au Palais des Papes d’Avignon en 1954. Mis en scène par Jean-Wilfrid Garrett avec un texte de Jacques Charpier et une musique composée une fois de plus par Maurice Jarre, ce spectacle rassemblait les voix de Gérard Philipe, Maria Casarès, Catherine Félix, Claude Dasset, Jean-Claude Michel et Jean Negroni.
Les documents de travail et notamment le texte présenté en vis-à-vis d’une première version de la partition lumière esquissée par Jean-Wilfrid Garrett, montrent comment le metteur en scène avait initialement pensé prêter au narrateur la voix de Jean Vilar.
Entre une salle close et un lieu en plein-air, l’acoustique est très différente. Chaque spectacle donné dans la cour du Palais des Papes d’Avignon doit sonner comme un grand cri. Chaque acteur qui doit y jouer le sait, un engagement de tout le corps est nécessaire pour parvenir à emplir de sa parole la totalité de l’espace. Si les dimensions du plateau ou la jauge ont varié au fil des ans, c’est la même enceinte qui a toujours contenu ce qui s’y est joué. C’est donc la même acoustique que chaque acteur doit affronter à son tour et c’est au même écho que chaque réplique doit répondre. Dans la cour, comme ailleurs, on porte sa voix vers le dernier rang lorsque l’on veut donner une simple réplique à celui qui se tient à ses côtés ; comme au billard, cela se joue par la bande. L’aparté et le chuchotement doivent être entendus et compris partout. En plein air, les voix restent claires et la longue réverbération entretenue par la pierre ne masque pas la parole émise. En raison des grandes distances le retour du son intervient suffisamment tard pour ne pas masquer l’émission. Contrairement aux cathédrales, au son souvent brouillé par la grande réverbération, ce que les murs renvoient se disperse en partie vers ce « ciel ouvert ». L’extérieur est un espace idéal pour le jeu tant qu’il n’est pas perturbé par les intempéries ; en Avignon, le mistral l’emporte toujours sur les voix.
L’enregistrement de Lorenzaccio que l’on entend ici a été effectué au moyen de micros placés en « nez de scène », raison pour laquelle la qualité d’écoute est celle d’un premier rang. La prise de son est belle, contrairement à ce que laisseraient supposer les techniques de l’époque et ce n’est pas la faiblesse toute relative de la technologie de 1952 qui empêche une prise de son d’être réussie. L’action dramatique se situe le plus souvent « à la rampe », face au public, d’où la clarté des voix, jusqu’à ce qu’un visage se retourne et que la compréhension soit perturbée par une dilution du son. L’éloignement est marqué par un son direct qui faiblit face à un niveau de réverbération constant de la salle qui, de ce fait, va dominer. La réverbération qui perdure sous les voix est utile, elle donne de l’ampleur et soutient les acteurs, elle inscrit aussi l’action dans un lieu de pierre qui convient bien au récit. Mais l’acteur ne doit pas écouter ce retour de l’enceinte des murs, il lui ferait perdre l’engagement de son jeu en un débit qui se ralentirait.
L’enregistrement de Lorenzaccio effectué en 1954 au Palais de Chaillot contraste totalement avec l’enregistrement d’Avignon. On a le sentiment de se trouver dans une salle moyenne, cotonneuse tant les murs sont devenus muets. Les acteurs jouent dans une sorte d’intimité. Ce paradoxe finit par nous interroger, étant donné les 2 800 spectateurs assemblés, soit plus du double du public réuni dans la cour d’honneur d’Avignon. Quant au jeu, ici, moins de grandes déclamations, de ces grandes envolées qui enthousiasmèrent tant le public d’Avignon. Le silence non plus n’est pas le même : l’abri de la salle produit un silence fermé qui s’oppose au silence de la cour, ouvert vers la nuit entière. Celui qui impressionna Jean Vilar le jour où on lui proposa ce lieu de plein air. Lorsqu’il eut franchi la porte, le silence et la réverbération l’arrêtèrent un moment. La prise de son fut effectuée quasiment à la même place pour les deux représentations. À Chaillot, cependant, le bois du plateau est plus perceptible, plus présent.
Si l’ouverture du fond de scène sur la forêt du Théâtre du Peuple de Bussang est légendaire, son acoustique peu commune a rarement été décrite. Situé à Bussang dans les Vosges et fondé par Maurice Pottecher en 1895, le Théâtre du Peuple demeure connu dans l’histoire du théâtre comme l’une des premières tentatives de théâtre populaire et décentralisé. À sa création, simple tréteau disposé dans un champ donnant sur une colline arborée face auquel le public s’asseyait ou restait debout, le théâtre se ferma progressivement pour trouver sa configuration actuelle, tout en bois. La salle couverte par une voûte rappelle une coque de bateau renversée et rejoint la scène dont les portes du fond continuent de s’ouvrir sur la nature.
Avec pour devise « Par l’art, pour l’humanité », ce théâtre situé au fond d’une vallée entendait s’adresser à tous les publics. Il proposait des œuvres de qualité, interprétées par une troupe composite mêlant comédiens de métier, habitants du village et amis ou membres de la famille du fondateur, un répertoire spécifique pour ces acteurs et ce lieu et enfin une scène ouverte sur son environnement.
Le Théâtre du Peuple-Maurice Pottecher conserve aujourd’hui bien des caractéristiques qui ont présidé à sa fondation. Dirigé par des metteurs en scène professionnels, il est devenu un lieu de référence concernant les liens entre amateurs et professionnels, qui partagent ensemble l’affiche du spectacle de l’après-midi. La quête d’un théâtre de qualité accessible à tous demeure, de même que le lien fort avec la nature. L’ouverture des portes est devenue un incontournable, que chaque metteur en scène créant à Bussang actualise à sa manière. Le répertoire, consacré exclusivement aux textes de Maurice Pottecher jusqu’en 1973 est désormais très varié, et des pièces ont récemment été écrites spécifiquement pour ce lieu.
À l’oreille, on perçoit le changement acoustique provoqué par l’ouverture du fond de scène : les voix sont amplifiées et résonnent un peu plus.
Le théâtre, classé monument historique en 1976, a été entièrement rénové depuis 2006, tout en conservant ses caractéristiques exceptionnelles, notamment son acoustique impure et chaude, digne d’un « dehors installé ».
Il plaisait à Maurice Pottecher, auteur et metteur en scène de ses spectacles jusqu’en 1960, que l’on entende divers accents et manières de parler sur la scène de Bussang. Ouvriers, habitants du village et membres de la famille Pottecher mais aussi comédiens de métier tels que Camille Pottecher ou Pierre Richard-Willm, toutes ces voix cohabitaient dans un répertoire permettant de représenter une diversité sociale, culturelle et géographique chère au fondateur puisqu’elle refléterait sur scène le public varié et populaire attendu dans la salle.
À l’écoute, on distingue la voix de Tante Camm, mélodieuse et timbrée, une voix « de métier » et formée pour la scène, de celle de Maurice Pottecher, qui fut parfois acteur mais surtout auteur et metteur en scène, dont le parler et le phrasé sont proches d’une élocution quotidienne.
Lors de ses débuts à Paris, Camille Pottecher, épouse de Maurice, a développé au Théâtre d’Art, haut lieu du symbolisme théâtral, un art de la diction reconnu en son temps, proche de la mélopée (une forme de parler-chanter, où la parole se fait musicale) et éloigné tant d’un jeu naturel – celui où l’on chercherait à paraître comme dans la vie – que de l’emphase adoptée à la période romantique. Au Théâtre du Peuple, jusqu’à son décès en 1957, celle qui fut surnommée Tante Camm a formé des générations d’acteurs amateurs, qui se souviennent très bien de leurs séances de travail avec elle, dans le pré, avant ou après les répétitions. Certains d’entre eux, montés sur les planches enfants après la Seconde Guerre mondiale, peuvent encore en témoigner et gardent en mémoire la mélodie de certains de ses derniers rôles, telle que son interprétation de « La Personne voilée » dans Le Château de Hans.
Les acteurs amateurs se souviennent aussi du travail avec Pierre Richard-Willm, qui avait fait ses débuts enfant à Bussang sous la houlette de Maurice Pottecher, surnommé « le Padre », et de Tante Camm. Acteur devenu extrêmement célèbre dans les années 1930 pour ses rôles dans le cinéma parlant, il a assuré les mises en scène des textes de Maurice Pottecher à partir de 1935 avant de prendre la direction artistique du Théâtre du Peuple en 1946. Suite au décès du fondateur en 1960, Pierre Richard-Willm assure, au cours de cette décennie, la perpétuation du répertoire, en reprenant de saison en saison les textes du Padre. Une mémoire des rôles se transmet donc, ainsi qu’une manière de jouer, en portant la voix, en reprenant une diction, un rythme et une ligne précis, mais sans chercher à proposer une interprétation personnelle.
Parmi les voix entendues tout au long de cette séquence, plusieurs ont joué ensemble à Bussang. Cela donne une bonne idée de la diversité des voix dans les spectacles de l’après-midi. Ainsi, dès les débuts du théâtre, comme on l’entend dans l’extrait de 1913, Maurice Pottecher interprétait des rôles aux côtés de son épouse, Camille, actrice de métier. Au cours des années 1950, Marie-Josée Boileau enfant a pu se retrouver sur scène avec Tante Camm lors de ses derniers rôles, ou avec Pierre Richard-Willm. Au cours des années 1990-2000, Christiane Lallemand a, pour sa part, successivement joué avec Eric Ruf et Dominique Parent.
Aujourd’hui, le répertoire est varié et la transmission orale d’une mémoire des rôles – traversés des préceptes de Tante Camm perpétués par Pierre Richard-Willm – n’est plus de mise. Mais les amateurs et les professionnels continuent de se mêler dans le spectacle de l’après-midi et de porter leur voix pour être entendus dans ce théâtre habité des bruits du dehors et accueillant un public chaleureux. Les voix – théâtrales et non théâtrales – qui le peuplent, charriant avec elle la diversité d’une société, trouvent dans cette cabane de bois ouverte sur le monde l’acoustique impure qui relie l’ensemble et le fait résonner juste.