Une esthétique 
du voile
Dans un ouvrage intitulé Une esthétique du voile  - Essai sur l’art arabo-islamique, Dominique Clevenot pose la question de la représentation figurée dans la culture islamique.
    


Algérienne, Marc Garanger
" Le voile de la femme, quels que soient les différents noms qu’il peut recevoir localement, est désigné en arabe par le terme juridique de " hijâb " : ce qui cache, ce qui sépare. Dans cette appellation se noue toute problématique de l’espace et du regard que l’on rencontre en bien d’autres lieux de la culture islamique, car " hijâb " est aussi un terme du lexique religieux, une métaphore mystique, un concept philosophique. C’est l’écran qui interdit toute illusion d’une ressemblance entre l’homme et la divinité. Ce schéma visuel et spatial, cette " structure " devrait-on dire, le Coran l’expose dans un verset lapidaire : " il n’a pas été donné à un mortel qu’Allah lui parle, sinon par révélation, ou de derrière un voile. "
  
Cela veut-il dire que la représentation, le portrait est interdit par l’islam ?
  
Un récit d’al-Maqrizî servira d’emblème initial à notre questionnement.
  


Nu drapé, R. Demacny.
Il s’agit de l’évocation d’un concours qui, organisé à la cour du calife fatimide al-Mustanzîr par son vizir Yâzûrî (1050-1058), aurait opposé deux peintres, Ibn Azîz et al-Qasir. Al-Maqrizî décrit cette confrontation en ces termes : " yâzûrî introduisit al-Qasir et Ibn Azîz dans l’assemblée. Ibn Azîz dit alors : " Je vais peindre un personnage de telle sorte que, lorsque le spectateur le verra, il aura l’impression que celui-ci sort du mur ". Al-Qasir répliqua : " Quant à moi, je vais le peindre de telle sorte que, lorsque le spectateur le regardera, il aura l’impression que celui-ci pénètre dans le mur ". L’assemblée s’écria alors : " Ceci est encore plus étonnant ". Ainsi chacun d’eux peignit l’image d’une danseuse dans des niches peintes elles aussi, face à face, l’une ayant l’air de pénétrer dans le mur et l’autre d’en sortir. Al-Qasir peignit une danseuse vêtue de blanc dans une niche peinte en noir, comme si elle pénétrait dans la niche peinte, et Ibn Azîz peignit une danseuse vêtue de rouge dans une niche qu’il avait peinte en jaune, comme si elle sortait de la niche. Yâzûrî exprima son approbation pour ceci, accordant une robe d’honneur à chacun et leur donnant beaucoup d’or. "
  


Ce récit amène donc à reconsidérer les deux affirmations trop catégoriques souvent données en postulat, selon lesquelles, en Islam, la figuration était rejetée ou ignorait les moyens de suggérer la profondeur.
  

Jusqu’au siècle dernier, l’Occident, devant la rareté des œuvres figuratives arabo-islamiques, avait conclu que la figuration n’était qu’exceptionnelle en Islam parce qu’interdite par la loi. Mais depuis 1898, des découvertes archéologiques devaient poser le problème en des termes nouveaux, plus nuancés.
  
L’historien est aujourd’hui confronté, non plus à quelques rares œuvres figuratives qui pourraient faire figure d’exceptions mais à un vaste ensemble allant des fresques et des mosaïques omeyyades et abbassides aux peintures de manuscrit dont les plus anciennes remontent au XIème siècle, en passant par les scènes animées décorant toutes sortes d’objets de cuivre, d’ivoire, de bois ou de céramique.
   
Le corpus atteste de l’existence d’une tradition figurative islamique, tandis qu’un autre ensemble de documents, formé quant à lui par les écrits de juristes, se dresse pour témoigner de la suspicion dans laquelle l’Islam a tenu l’image.
   
Si l’on se réfère au Coran, nulle part n’apparaît de condamnation formelle et généralisée de la représentation figurée. La doctrine de l’Islam varie quant à elle selon les époques.
   
Parmi les textes juridiques sur la figuration, celui d’al-Nawâwî (m. 1278) occupe une place exemplaire, puisque, à la fois, il résume l’opinion des grands ulamâ – si ce n’est celle de ceux qui furent favorables aux images -, détaillant différentes catégories d’images, et définit une doctrine qui, dans ses grandes lignes, restera la doctrine dominante jusqu’au XIXème siècle : " Nos compagnons et d’autres ulamâ(s) disent : " la représentation figurée (taswîr al-sûra) des êtres vivants (al-hayawân) est rigoureusement interdite (harâm) et compte parmi les péchés les plus graves, car elle est menacée du châtiment douloureux mentionné dans les hadîth(s). Peu importe que cette représentation soit réalisée sur des objets d’usage vil ou non, sa réalisation est, de toute façon, interdite (harâm), car elle consiste en une imitation (mudaha) de la création (khalq) de Dieu. Peu importe qu’elle se trouve sur un tissu (thawb), un tapis (busât), un dirham, un dinâr, un vase, un mur, etc.  Quant à la représentation figurée d’arbres, de selles de chameaux ou d’autres objets qui ne sont pas des êtres vivants (hayawân), elle n’est pas interdite ". C’est là le statut légal (hulom) de l’acte de figurer en lui-même (nafs al-taswîr).
   
Pour les juristes, donc, la figuration des êtres animés est condamnable, parce que, en donnant à voir leur forme, elle donne l’illusion de leur vie. Mais, comme le signale al-Nawâwî dans son résumé doctrinal sur la figuration, certains anciens statuèrent que " seules étaient interdites les images qui avaient une ombre et qu’il n’y avait pas de mal dans celles qui n’en avaient pas ". Cette nuance nous permet d’entrer plus en avant dans la problématique musulmane de la figuration. En effet, quel raisonnement présuppose-t-elle ? L’ombre, qui, dans la représentation figurée, peut prendre la forme de l’ombre projetée ou du modelé, renvoie dans la pensée religieuse, à nouveau, aux thèmes de la création divine et du corps vivant. Tout d’abord, en tant qu’ombre projetée, elle est ce qui, dans le Coran, caractérise l’œuvre de Dieu : " Eh quoi, n’ont-ils pas vu que toute chose créée par Allah a son ombre qui s’allonge à droite et à gauche, prosternée devant Allah ". Ensuite, en tant qu’ombre portée, elle est ce qui manifeste à la vue, dans sa matérialité tridimensionnelle, le corps vivant que Dieu modèle et dans lequel il insuffle la vie. Pour ces anciens, dont parle al-Nawâwî, la représentation du corps vivant n’est donc admissible que lorsque, s’éloignant du modèle visuel, elle ne prétend ni à l’imitation des caractères extérieurs de la création divine, ni à la suggestion d’une corporéité susceptible d’être perçue comme habitée par la présence d’un rûh. Dépourvue d’ombre, l’image se distancie de son référent et se donne pour ce qu’elle est : une image plane ; elle réduit l’ambiguïté même du terme " sûra ", terme qui désigne à la fois l’image fabriquée et l’apparence que cette dernière imite, le voile que Dieu a utilisé pour se révéler à l’homme.
       
De quand date l'art du portrait | La naissance du portrait monétaire dans le monde grec |