Naissance
du portrait monétaire  dans le monde grec
Les premières pièces de monnaies, apparues à la fin du VIIe s. avant J.-C. en Asie mineure, ne comportaient d’image sur aucune des deux faces. Elles étaient en electrum, alliage naturel d’or et d’argent. Puis sur l’une des faces – le droitdes pièces apparut une figure ou type représentant un animal entier ou son avant-train (protomé). Le visage humain, représentation de dieux ou de déesses, n’était qu’une possibilité parmi d’autres.
  
  
Protomé de cheval.
  
Electrum - Asie mineure, VIIe siècle.
  
Les monnaies orientales : la marque de l’autorité royale
  
En Orient, Crésus, roi de Lydie, imposa au VIe siècle la frappe séparée des métaux précieux : les pièces, ou créséides, étaient désormais en argent pur ou en or pur. Des protomés d’animaux, un taureau et un lion, figuraient front contre front sur l’une des faces. On identifia pendant longtemps ces animaux se faisant front à l’or et à l’argent que Crésus avaient séparés.
  
   
Créséides en or et en argent, droit et revers.
  
Cyrus le Grand, le roi de Perse, vainquit Crésus, s’empara de la Lydie et de sa capitale, Sardes. Il adopta l’usage de la monnaie et continua la frappe des créséides, fidèle au principe économique qui veut qu’on ne change pas une monnaie qui jouit de la confiance des usagers. Plus tard, Darius Ier fit créer son propre type : une représentation en pied du roi de Perse usant de ses attributs guerriers et non reconnaissable en tant que personne.
  
   
Créséides légères.
     
  
Roi de Perse (Darius Ier)
Pendant deux siècles et demi, les pièces de monnaie, dariques en or et sicles en argent, portèrent le même modèle décliné en quatre variantes successives. Celui-ci, stylisé, sans légende (sans inscription) est une simple marque de l’autorité royale en perse.
  
  
Roi de Perse ; Sicles d'argent et darique d'or.
  
  
Les monnaies occidentales : la marque de la démocratie
  
En Occident (Grèce, Italie, Sicile), la plupart des cités étaient organisées en démocraties : le pouvoir y était exercé au nom du peuple – les femmes et les esclaves n’en faisaient pas partie – par des magistrats ou des prêtres. Sur les monnaies émises par ces cités figurait souvent, sous une forme idéalisée, la divinité tutélaire ou fondatrice. Ainsi à Athènes, la tête de la déesse Athéna orne, dès la fin du VIe siècle, le droit des tétradrachmes. Elle est reconnaissable à ses attributs : le casque attique et, au revers, l’oiseau qui lui est consacré : la chouette.
  

  
Athènes

  
D’autres représentations constituent des emblèmes évidents : à Leontinoi, en Sicile, le revers porte le plus souvent une tête de lion, leôn en grec ; à Sélinonte, toujours en Sicile, une feuille de persil (selinon en grec) orne le droit et parfois même le revers des monnaies jusqu’au IVe siècle.

  
Leontinoi

  
Sélinonte

  
Dans tous les cas, ces représentations impersonnelles symbolisent la continuité de l’autorité publique plutôt que les individus successifs qui l’incarnent. Lorsque les légendes font leur apparition, à la fin du VIe siècle, c’est le nom, abrégé, du peuple ou de la cité qui figure sur la monnaie. C’est le cas à Athènes ou à Syracuse.
  

  
Syracuse

  
À la croisée de l’Orient et de l’Occident : le portrait
  
C’est à la croisée de ces deux styles que se situe l’apparition du portrait sur les monnaies dans le monde grec, à la fin du Ve siècle avant J.-C.

En Occident, au cours du Ve siècle, un style issu du modèle athénien s’impose : l’une des faces représente une tête seule, par exemple la tête idéalisée d’une divinité, tandis que sur l’autre face figure une composition : les attributs de la divinité mis en perspective ou en scène, avec ou sans légende, ou encore une scène de la vie religieuse. Car l’idéal démocratique de la Grèce empêche tout hiérarque de se faire représenter sur des monnaies émises au nom d’une communauté, même lorsque la cité est dirigée par un tyran comme ce fut le cas à Syracuse, à Agrigente, et plus tard à Athènes même.

À l’inverse, en Orient, le style issu du modèle perse offre une représentation en pied, et non individualisée, du personnage investi du pouvoir : roi, dynaste ou satrape. Même plus tard, lorsque l’empire perse eut adopté l’art grec de la représentation du visage humain, il n’adopta pas la convention de ne jamais associer sur une même pièce deux têtes seules ou deux compositions. Au contraire, on trouvera souvent sur le droit et le revers d’une monnaie orientale deux têtes ou deux personnages en pied.

  
1. Un Occidental réfugié en Orient : Thémistocle (v. 525 - v. 460 avant J.C.)
  

Le nom du prince : Thémistocle

C’est un grec, accusé de trahison par les siens et réfugié auprès du roi de Perse Artaxerxès Ier, qui va ébaucher la combinaison du style occidental et du style oriental. Devenu souverain de la ville orientale de Magnésie du Méandre, il fit frapper une petite série de monnaies dont on a retrouvé quelques pièces d’argent ou statères. Elles sont conformes à la tradition orientale : au droit figure un Apollon en pied appuyé à une branche de laurier, au revers un oiseau de proie – l’aigle d’Apollon –, ailes déployées. Mais, suivant l’usage occidental récent, une légende apparaît : le nom Themistokleos est gravé autour d’Apollon tandis qu’au revers, l’aigle est flanqué des initiales MA pour Magnésie. Or, avant 460, rares sont les rois qui signent en grec leurs émissions monétaires.

Ces monnaies constituent le premier monnayage "royal" du monde grec. Elles reflètent la situation paradoxale de Thémistocle, «souverain» oriental issu de la démocratie grecque où la représentation du «prince» est interdite.

  
2. Satrapes et dynastes

Vers 410, en Lycie, le dynaste oriental Khäräi fait représenter au revers de ses monnaies une tête masculine barbue, coiffée d’une sorte de bonnet phrygien et parfois d’une couronne de laurier.
Ses traits sont suffisamment accusés et différenciés pour qu’on puisse y voir un portrait du dynaste lui-même. Derrière la tête (ou devant, suivant son orientation) on peut lire Khäräi en caractères lyciens. Cependant le droit de ces mêmes pièces représente également une tête – celle d’Athéna casquée – selon le modèle occidental.   
En comparant deux coins différents, on s’aperçoit que les traits (tête longue, nez busqué) sont fortement individualisés. Cela indique que nous sommes en présence d’un portrait et non d’une représentation comme c’était l’usage en Orient.
  

Premier portrait (Khäräi, Lycie)

  

  
Au cours du IVe siècle, le nombre de «portraits» de satrapes va croissant, tantôt portrait véritable selon le style occidental naissant, tantôt représentation orientale. Citons l’exemple du satrape Pharnabaze à Cyzique (410 avant J.-C.), cité grecque de la mer Noire. Conformément au schéma caractéristique de l’art monétaire grec, il fit graver son portrait accompagné de la légende Pharnaba ; une proue de navire orne le revers.
  
  
Pharnabaze à Cyzique
  
 
Trente ans plus tard, on retrouve à Tarse, en Cilicie, la tête de ce même Pharnabaze, barbue et casquée. Mais elle figure cette fois au revers, accompagnée de la légende araméenne Pharnabaze.Cilicie, qui seule permet de la distinguer de la tête du satrape Datame son successeur à Tarse, tandis que le droit présente la tête, ornée d’un diadème, de la nymphe Aréthuse, emprunt évident à l’atelier de Syracuse.
  
  
Pharnabaze et Datame  

Aréthuse                        

   
  
Syracuse
  
Aréthuse  
  
3. Alexandre divinisé
  
Portraits de son vivant
Après les expéditions balkaniques de 336, Alexandre le Grand émet un premier, et bref, monnayage en son nom. Celui-ci est fidèle à la tradition grecque et, au-delà de celle-ci, à l’usage dynastique macédonien : au droit figure la tête de Zeus, qui ornait déjà le droit des tétradrachmes de son père Philippe ; au revers se trouvent les attributs de ce même dieu, aigle sur foudre, avec la légende Alexandrou.
  
  
Philippe II
  
  
Alexandre le Grand : premier monnayage
  
Quand Alexandre arrive à Tarse en 333, après la déroute des Perses à Issos, il émet le second, et principal, monnayage à son nom. Cette fois Zeus – dont, selon une légende, Alexandre serait le fils – prend, au revers, les traits orientaux du dieu de Tarse, Baal, raide et figé dans le hiératisme. Au droit figure une tête d’Héraclès imberbe, coiffée de la peau du lion de Némée. Plus tard, ce sera Alexandre lui-même qui apparaîtra sous les traits d’Héraclès puis sous ceux d’Ammon, dieu égyptien que les Grecs identifièrent à Zeus.
  
  
Alexandre le Grand : monnayage principal, ou "alexandre"
  
  
Baal, dieu de Tarse
Le satrape
  
Toutes les raisons sont réunies pour justifier la présence du héros sur les monnaies ; en effet, selon que l’on accorde crédit à telle ou telle légende, Alexandre serait soit le descendant d’Héraclès, soit le fils de Zeus – et à ce titre, il serait un héros, comme Héraclès. La mythique chasse au lion qui contribua à la gloire d’Alexandre justifie l’usage de la peau de lion. Mais surtout, l’éclatante victoire d’Issos contre les Perses marque un tournant dans l’histoire du conquérant. D’où, sur le plan monétaire, l’apparition de nouveaux types, distincts de ceux de son père Philippe et reconnaissables par les populations locales. Les prétentions d’Alexandre à être le nouvel Héraclès ne font guère de doute.

Ces nouvelles monnaies, appelées à un immense succès dans tout le monde grec, portent le nom générique d’ «alexandres». Leur frappe se prolonge par endroits jusqu’à la fin du premier siècle avant J.-C.

  
  
"alexandre" posthume
  
Portraits posthumes
Alexandre meurt à Babylone en 323. Dès les années 315-310, son portrait, ainsi que son nom, apparaissent sur les premiers tétradrachmes frappés par Ptolémée, devenu satrape d’Egypte en 328.
  
  
Scalp d'éléphant
  
Sur le droit, l’attribut d’Héraclès, la peau de lion, est remplacé par un scalp d’éléphant. Le revers est propre à Ptolémée, même s’il porte toujours le nom d’Alexandre ; on y trouve une Athéna Combattante, archaïsante, brandissant sa lance. Le scalp d’éléphant, calqué sur le modèle de la peau de lion, crée un nouveau mythe autour d’Alexandre, le conquérant de l’Inde. Il fait référence à la victoire d’Alexandre sur le roi indien Poros en 326 telle qu’elle figure par exemple sur de rares décadrachmes. Au droit figure Poros ; assis sur un éléphant devant son écuyer, il retourne sa lance contre un cavalier coiffé d’un casque thrace qui ne peut être qu’Alexandre lui-même. Au revers Alexandre divinisé, fils de Zeus – il tient le foudre de la main droite – porte le même casque thrace et se fait couronner par une Victoire ailée. À la représentation de la tête seule – le portrait – caractéristique de l’art grec répond, une fois de plus, la représentation en pied chère à l’art oriental.
  

  
Alexandre muni du foudre de Zeus

  
Aux environs de 300, Séleucos, roi de Syrie, signe une série de tétradrachmes frappés à Persépolis sur lesquels on reconnaît, au droit, Alexandre coiffé d’un casque orné de cornes et d’oreilles de taureau, le cou entouré d’une peau de panthère. Ici, il s’agit d’une allusion aux mythes dionysiaques ; en effet, le taureau est l’une des métamorphoses préférées du dieu Dionysos, et la panthère est son animal attribut.
  
Cornes de taureau et peau de panthère
  
Enfin, la dernière transfiguration d’Alexandre en dieu, et l’une des plus belles, se rencontre sur les monnaies au nom de Lysimaque, roi de Thrace, au début du IIIe siècle. Sa tête y est ornée des lourdes cornes de bélier d’Ammon, dieu égyptien identifié à Zeus ; il y a là, sans doute, une allusion à l’oracle d’Ammon qu’Alexandre consulta en 332.
  
  
Cornes d'Ammon
  
De tous les attributs parant les portraits posthumes d’Alexandre que nous venons d’examiner, seul ce dernier lui est propre. Tous les autres – cornes de taureau, casque décoré de cornes et d’oreilles de taureau, scalp d’éléphant – se banalisèrent puis firent partie de la panoplie dont disposaient les rois hellénistiques pour orner leur portrait. De ce fait, ils légitimaient leur pouvoir en se référant à Alexandre lui-même.
  
4. Les Diadoques
  
À la mort d’Alexandre, les diadoques, ses généraux, se disputèrent son empire. Celui-ci, démembré à la suite de Triparadisos en 321, fut encore réorganisé après la bataille d’Ipsos en 301. Il en résulta plusieurs royaumes hellénistiques dont les principaux sont le royaume de Macédoine, celui de Syrie et celui d'Égypte.

Jusqu’à présent, comme on l’a vu, aucun souverain grec, mis à part les orientaux Pharnabaze et Khäräi, n’avait fait représenter ses traits de son vivant. Cette crainte, ce recul devant l’autoproclamation dureront encore une ou deux générations selon les monarchies.

  
En Macédoine
Vers 290 avant J.-C., Démétrios Poliorcète, fils du diadoque Antigone le Borgne, fit frapper un monnayage à la mesure de ses ambitions. Il se représente coiffé d’un diadème et orné des cornes de taureau. Il est le premier macédonien à faire frapper son portrait de son vivant.
  
  
Démétrios Poliorcète
  
En Syrie
Les premiers portraits de dynastes syriens sont posthumes. Antiochos Ier fit frapper un monnayage sur lequel figurent de très beaux portraits, diadémés et cornus, de son père Séleucos Ier. Philétaire, roi de Pergame, fit frapper des tétradrachmes représentant également Séleucos mais avec le diadème pour seul attribut. Ce n’est pas avant le règne d’Antiochos II que le portrait du dynaste régnant prend place sur les monnaies.
  
  
Séleucos Ier
  
  
En Égypte
Ptolémée, qui avait créé ses propres types monétaires au portrait d’Alexandre, se représenta lui-même sur ses monnaies après la bataille d’Ipsos et jusqu’à sa mort en 283. Déifié de son vivant, il apparaîssait porteur de l’égide, le bouclier de Zeus. Son portrait devint l’emblème de toute la dynastie sur tout le monnayage courant, en argent, tandis que ses successeurs se feront représenter plutôt sur des monnayage exceptionnels, en or.
  
  
Ptolémée Ier
  
Ainsi s’établit peu à peu la tradition hellénistique du portrait royal, d’autant mieux affirmée que les dynasties sont moins sûres.
C’est le cas de la dynastie séleucide de Syrie, riche de despotes, d'usurpateurs, d'enfants potiches rapidement assassinés. Le tout-puissant Antiochos IV (175-164) va jusqu'à imposer ses propres traits aux dieux Apollon et Zeus. Du malheureux Antiochos VI (145-142), fils d'un usurpateur, placé sur le trône à sept ans par un autre usurpateur qui le fit assassiner trois ans plus tard, subsiste le souvenir monétaire d'un enfant couronné de rayons, tel Hélios le dieu-soleil.
  

  
Antiochos IV, et le même sous les traits de Zeus et d'Apollon

  
  
Antiochos VI

  

C’est également le cas de la lointaine dynastie grecque de Bactriane (région de l'actuel Afghanistan), fondée sur une usurpation. Ses rois seraient restés inconnus sans le témoignage inaltéré du métal précieux : fait unique dans l’art monétaire, il existe un magnifique portrait de trois-quart dos d’un dénommé Eucratide, qui dut vivre et régner vers 150 avant J.-C. Tout ce que nous savons de lui se résume à ses portraits monétaires
  
  
Eucratide
  
Il y eut aussi des dynasties non grecques pour adopter ces marques de civilisation que sont la langue et l’art grecs. Citons le cas des rois de Cappadoce dont nous possédons un portrait que l’on croit être celui d’Ariarathès III.
  
  
Ariarathès III
  
Au-delà de l’établissement de cette tradition du portrait propre à un régime monarchique ou impérial, le schéma spécifiquement grec d’occupation du champ monétaire (une tête au droit, une scène, des attributs ou des symboles, ainsi qu’une légende, au revers) va dominer les pratiques monétaires jusqu’à nos jours. En effet, nous plaçons l’allégorique Marianne au droit de nos pièces de un franc et au revers une Semeuse en marche. En Grande-Bretagne, c’est l’effigie d’Elisabeth II qui figure au droit des pièces d’une livre, tandis qu’au revers apparaissent les symboles propres à l’une ou l’autre des parties du Royaume. Dans les deux cas – démocratie ou monarchie – nos monnayage suivent le modèle antique lancé par Thémistocle et généralisé par Alexandre et les dynasties hellénistiques.
  
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