|
|
|
Ce
nétait pas celui dont ils avaient gardé un vivant souvenir, qui les avait
charmés, amusés, entraînés, conseillés, aidés parfois. Celui-là était une
création romanesque, une statue taillée à grands éclats, pour les besoins dune
démonstration, pour combler un manque, une fresque endommagée par le temps et restaurée
à larges traits approximatifs de manière à relier entre elles les parties pleines, mais
celui-là qui se dressait devant lenfant navait rien à voir avec le modèle.
A ce point attristés quils me lont fait savoir, estimant, mais il était trop
tard, quil eût mieux valu que je les consulte, quils nauraient pas
demandé mieux. Pourquoi ne sest-il pas adressé à nous, qui étions tout à fait
disposés à lui parler du grand Jo. Chacun de nous à un moment de sa vie a compté parmi
ses proches. Or, ce nest pas de sa faute, bien sûr, mais nous lavons mieux
connu que lui, et surtout plus longtemps. Au vrai, quest-ce quils ont vécu
ensemble ? Onze ans, et pas même en continu, puisque jusque-là son père était
toujours sur les routes. Et quest-ce quon retient à cet âge ? Quelques
instantanés dont on ne sait trop à quoi ils renvoient, des images de vacances ou de
fêtes mais tellement associées à des photographies quon se demande ce quon
en a vraiment retenu, au point quon se dit quautrefois, avant linvention
de Niepce, les gens ne devaient pas se souvenir de grand-chose. Au lieu quil lui
suffisait de collecter les formidables souvenirs que nous avons gardés de lui, pour
rameuter lesquels nous navions pas à faire un grand effort de mémoire, tellement,
comme la confié lun dentre nous dans un voile de sanglot à la caméra
qui le fixait, celui-là même qui avait débarqué sans le sou dans le village et que son
père avait contribué à mettre en selle, en lui offrant son garage pour exercer son
métier de peintre et des travaux pour en vivre : il est inoubliable, cet
homme-là.
De fait, nous ne lavons pas oublié. Le temps ny a rien fait. Nous sommes
quelques survivants à pleurer encore en évoquant sa mémoire, comme le grand Louis qui
nen finit pas avec ses larmes de régler sa dette de bonté. Nous étions une mine
de renseignements quil na pas daigné exploiter, ce qui est dommage, et même
préjudiciable pour notre ami qui de tous ces témoignages confondus serait ressorti bien
plus grand, tel quen lui-même. Il a estimé que son père lui appartenait, que
limage que nous avions de lui ne correspondait que partiellement avec celle
quil avait conservée. Il est sûr que le point de vue dun enfant sur son
père diffère de celui dun ami, mais si son intention était, comme il la
expliqué par la suite, de reconstruire la figure de celui qui l'avait trop tôt quitté,
à partir des bribes dimpression qu'il avait conservées de leur bref temps de vie
commune et de quelques traces recueillies, alors il manque la seconde source de
renseignements pour que le portrait soit complet, au lieu quil nous livre un Joseph
hémiplégique, en somme, une moitié de Joseph que nous, nous navons pas connu. Ce
quil nous donne à voir de lui, cest un profil égyptien, cest-à-dire
que, si on le décolle de sa fresque, il ne tient pas debout. Se souvient-il, par exemple,
lui qui se plaint davoir eu un père distant, quenfant il était toujours
fourré dans ses jambes, quil ne le quittait pas dune semelle ? Que
Joseph, qui aimait bricoler, lui avait installé un petit établi dans son atelier pour
quil puisse sous sa surveillance sinitier au maniement des outils, prenant sur
lui dexpliquer à lenfant comment il convient de placer son pouce contre la
lame de légoïne avant de commencer très doucement le va-et-vient de la scie, sans
forcer, de manière que les dents amorcent dans le bois une première encoche ? et
comment un marteau se tient par le haut du manche ? et un rabot une main au-dessus,
lautre en arrière ? et ainsi pour tous les outils de latelier ?
Pense-t-il quil ait appris seul cet art du bricolage ? Nous étions là, qui ne
demandions pas mieux que de lui rafraîchir la mémoire."
Jean Rouault
Pour vos cadeaux
Editions de Minuit |